Sous le chapiteau de La Villette s’élève dans le noir une douce mélodie a cappella, à peine fredonnée, précédant l’apparition des corps. Le Collectif XY affiche la couleur, sans détours : dans Le Pas du monde, c’est la poésie qui prime, l’humanité des interprètes, la fragilité du vivant. Plutôt que d’incarner une virtuosité renversante, les membres de la troupe choisissent d’émerveiller au travers d’une narration finement travaillée et porteuse de messages engagés. Le spectacle est identifié dans la brochure comme du cirque, mais on n’assiste pas à ce qu’on identifierait spontanément comme un divertissement circassien ; on est face à un objet qui brouille les frontières et ne cherche pas à répondre à des attentes préétablies. Comme leurs précédents spectacles nous l’ont déjà prouvé, de la puissante authenticité qui constitue l’ADN de la compagnie découle une ardente créativité.

Pas de costumes remarquables, pas d’accessoires, pas de musique entraînante : la création proposée ici repose sur une scénographie d’une parfaite sobriété, laissant toute la place à l’expressivité brute des interprètes. Si les voix chantées (amplifiées par quelques micros) sont soutenues par une discrète bande enregistrée aux calmes sonorités électroniques qui se fait occasionnellement plus présente, le spectacle ne dépend jamais de ce qu’on entend : c’est la dynamique insufflée par le mouvement des corps qui rythme la progression du propos.
Les artistes – une bonne vingtaine – sont reconnaissables grâce à leurs habits de teintes variées, dans les tons clairs, et leurs physiques eux aussi d’une grande diversité ; pourtant, ce ne sont pas en tant qu’individus mais bien en tant que parties d’un tout qu’ils évoluent, comme des êtres interdépendants – ce que nous sommes de fait et qui est représenté ici explicitement. Même lorsque le mouvement effectué par le groupe consiste en une traversée du plateau en marchant ou un placement tout simple en une seule ligne, les interactions entre chacune des personnes en présence semblent perceptibles, leur connexion silencieuse est quasi palpable, les liens invisibles qui les relient à chacun des autres et à tous dégagent une vibration chargée de sens.
Cette confiance organique d’une immense portée au sein de la troupe leur permet de réaliser des figures acrobatiques impressionnantes tout en les faisant paraître plutôt naturelles, bien que l’on remarque des muscles trembler, des regards se concentrer, des physionomies se raidir ; sous une lumière chaude et légère, tous ces détails s’avèrent particulièrement beaux, parce que le collectif frissonne de toutes parts, il s’anime en réseau et les ondes qui traversent un corps vont se transmettre à un ou plusieurs autres, par nécessité. La figure principale qui structure le spectacle implique la fabrication d’une entité à trois corps échelonnés vers le haut grâce au positionnement des pieds du deuxième sur les épaules du premier, et du troisième sur celles du deuxième. Cette image, à la fois solide et branlante, symbolise bien la nature paradoxale des relations qui lient les êtres : logique et complexe, indispensable et incertaine, entre coopération et domination.
C’est cet assemblage humain qui clôt le spectacle, dans sa version la plus extrême et spectaculaire : aidées par l’ensemble du collectif, cinq personnes se retrouvent un bref instant superposées à la verticale ! Indéniablement, elles parviennent à atteindre une élévation aussi avancée parce que leurs sensibilités et leurs physicalités ont pris le temps de s’apprivoiser, jouer ensemble, se connecter et se séparer, sauter dans le vide et se rattraper, s’amuser et entrer en conflit aussi (une scène très brève de combat aurait mérité un développement plus conséquent), se laisser tomber depuis les hauteurs et continuer à avancer au sol.
Quelques passages un peu plus illustratifs agissent à la manière de bribes d’histoires, des espaces narratifs innocemment amorcés et simplement offerts au public comme pour l’inciter à imaginer la suite : une image de montagne qui s’érode ; une imitation (plein d’humour) du règne animal ; une manifestation emmenée par des slogans… Quelles que soient les réflexions que nous inspirent ces tableaux miniatures, une chose est sûre : les artistes du Pas du monde nous apprennent comment, et nous invitent à, faire collectif.

