En ce jeudi 24 avril, La Villette accueille l’Opera Ballet Vlaanderen pour un programme particulièrement dense constitué de cinq pièces émanant de trois immenses chorégraphes contemporains : Trisha Brown, Anne Teresa de Keersmaeker et Jan Martens. Outre les qualités respectives des œuvres, toutes intimement liées à la musique, la progression du spectacle – de l’abstraction formelle à l’incarnation charnelle – s’avère particulièrement pertinente et renforce l’attrait de chacune des parties en lien avec la thématique globale.
Pour évident qu’il soit, le dialogue entre danse et musique a parfois été volontairement malmené dans certaines approches expérimentales au cours des dernières décennies. Ici, à l’inverse, c’est une relation fusionnelle entre ondes sonores et mouvements des corps que présente le ballet belge ; pour schématiser, la danse ne saurait exister sans la musique dont elle se fait l’émanation, le prolongement, la résonance.

Ainsi dans l’œuvre de Trisha Brown qui ouvre la soirée, Twelve Ton Rose (1996), neuf danseurs occupent l’espace de façon aussi spéculative que l’agencement des notes dans les vertigineuses partitions d’Anton Webern (opus 5, 7 et 28), aux accents angoissants et à l’aridité implacable : aucun fil conducteur évident ne dirige les agencements des interprètes qui se retrouvent sans logique apparente à deux, sept ou huit pour effectuer avec leurs membres des combinaisons géométriques. Pourtant, comme l’indique le jeu de mots induit par le titre (qui renvoie au dodécaphonisme de Webern), les enchaînements s’avèrent ordonnancés selon un déroulé plus rigoureux que nul autre. L’impression qui en résulte est étrange, étant donné que rien ne semble organique mais que tous les gestes (aussi saccadés et antinaturels soient-ils) concourent à une fluidité du propos difficile à analyser et néanmoins clairement perceptible.
L'œuvre qui suit d’Anne Teresa de Keersmaeker figure parmi les grands chefs-d’œuvre du deuxième XXe siècle. Deux extraits de Fase (1982) – inspiré par les compositions si envoûtantes de Steve Reich – emmènent le public dans l’une des expériences les plus magnétiques qui soient sur le plan chorégraphique. Dans le premier extrait (Piano Phase), deux danseuses effectuent des mouvements relativement simples, d’abord complètement identiques, puis les répètent progressivement jusqu’à ce qu’un décalage s’opère sans que l’on s’en rende compte ; dans le second (Clapping Music), elles construisent chacune leur propre assemblage distinct de figures à partir de la même base, guidées par les deux lignes de claps percussifs. L’inspiration de la chorégraphe est de facture similaire pour les deux duos, et l’émerveillement des spectateurs l’est aussi devant la virtuosité dépouillée et la complicité instinctive des interprètes. Dommage toutefois que Fase n'ait pas été programmée en entier, avec ses deux autres sections !
Place enfin à l’univers de Jan Martens. En hommage à la compositrice Graciela Parskevaídis, la création Graciela Quintet poursuit la recherche précédemment exposée, et va plus loin encore dans la transposition des sons en gestes. En effet, chacun des cinq danseurs impliqués dans le ballet symbolise explicitement un des instruments de la musique sur laquelle ils dansent, ou plutôt qu’ils illustrent sous forme de spasmes, tremblements, rebonds, etc.
Si ce parti pris en apparence simpliste peut dérouter lors des premières secondes, le rendu surprend agréablement, tantôt en prenant l'apparence d'un divertissement un peu absurde (et en réalité subtilement didactique), tantôt en adoptant une tonalité franchement humoristique (accentuée par moult répétitions de sonorités toutes « contemporaines »), et toujours avec une construction sous-jacente du discours qui permet de suivre aisément les variations d’intensité et d’atmosphères de la pièce musicale – laquelle choisit d’alterner accords stridents ultra dramatiques et moments plus mélodiques legato.
La bizarrerie délectable de cette chorégraphie, dansée avec un sérieux extrême par des solistes en tenues déjantées (à la Retour vers le futur), atteint son comble lorsque tout reprend du début, une deuxième fois, sans aucune différence à l’exception de modifications dans les costumes (certaines zones ont été dépliées pour former des sortes de voiles, ce qui change assez peu la perception globale).
La seconde œuvre de Jan Martens On Speed (2021) clôt la soirée (déjà bien dense) par un solo démentiel, où un danseur en slip à paillettes dorées se retrouve comme irrésistiblement possédé par les frasques du clavecin imaginées par Stephen Montague. Bien que la pièce soit très « coup de poing », entre le clair-obscur nimbant la scène et la vélocité incessante des soubresauts corporels rendant le tout complexe à appréhender visuellement, on regrette de ne plus avoir une capacité de concentration optimale pour mieux apprécier cet ovni décapant.