Pour le premier concert de leur ultime année de résidence à Radio France, le Quatuor Ébène proposait dimanche 13 un programme captivant autour de l’évolution du quatuor à cordes, en commençant par le Quatuor op. 76 n° 4, dit « Lever de soleil », vivant et plein d’esprit pour illustrer l'écriture classique de Haydn. La subtilité des premières mesures est confondante : dans un piano paisible, on ressent la ductilité des premiers rayons matinaux avec la phrase du premier violon, donc les appoggiatures sont parfaitement dosées par Pierre Colombet. De ce thème serein contemplatif émerge une ambiance plus animée où se joue toute l'agitation du réveil : on imagine très bien le « père du quatuor » au début d'une journée habituelle, préparant le petit-déjeuner, amenant les enfants à l’école, etc.

Le Quatuor Ébène © Julien Mignot
Le Quatuor Ébène
© Julien Mignot

Filons la métaphore : l’Adagio qui suit a tout d’une sieste digestive. Notre héros a bien mangé et se repose en toute sérénité : le phrasé doux des Ébène restitue le mouvement d’un bloc délicieux où l’on a envie de se lover et de s’abandonner. Le Menuetto signe le retour des enfants pour le goûter, avec l’énergie joyeuse communicative des archets virevoltants. Tout l’humour de Haydn est dans la ritournelle en trille qui parcourt le mouvement, semblant parfois disparaître pour finalement reprendre de plus belle. Le finale reste très énergique, avec une fin en accelerando qui pourrait traduire la course de la fin de journée, sans rien perdre d'une cohésion de quatuor admirable.

Si Papa Haydn peut aller se coucher en attendant le lendemain, la journée du Quatuor Ébène ne fait que commencer. Le contraste d’écriture avec les Trois Divertimenti de Britten est frappant : après les jolis thèmes souples, l’éclatement des sons. Éclatement des intervalles comme de l’écriture, tant les relais sont complexes entre les instruments, parfois même impalpables. L’oreille peut être désorientée de manière passagère, mais s’y retrouve rapidement tant les trois pièces du recueil ont chacune une cohérence interne.

Chaque miniature est un portrait musical d’un camarade du jeune compositeur – on imagine assez facilement leurs traits de caractères. Le premier, illustré par une marche à la précision diabolique entrecoupée de quelques traits stridents, est l’autoritaire de la bande. La précision de synchronisation des Ébène est ici bluffante : les doubles croches de la marche sont presque surpointées, avec une précision telle qu’on se demande qui fournit les musiciens en colophane. Le deuxième, décrit par une valse à trois temps plus mélodieuse et presque nostalgique, est le rêveur du groupe. Dégourdi est sans cesse en ébullition, le troisième larron est le créatif, dont les interprètes s’appliquent à rendre toute l’effervescence.

L’éventuelle déstabilisation de l’écriture de Britten n’était finalement rien par rapport au choc du Quatuor n° 13 de Beethoven, incontestable ovni du genre. Six mouvements aux caractères et aux durées complètement opposés pour une sensation continue frôlant l’égarement. C’est un véritable défi pour les musiciens qui doivent construire une proposition cohérente en cheminant sur une ligne de crête périlleuse entre chaos et note à note. Les Ébène réussissent haut la main cet exploit, plongeant leur public dans des méandres intellectuels insoupçonnés.

Tout au long de l’œuvre, la palette de nuances et de dynamiques du quatuor impressionne, entre murmures piano et déchainements tranchants où l’archet mord la corde. Dans la course contre le temps qu’est le Presto, on admire la précision du staccato, même à la limite de l’audible. Les troisième et quatrième mouvements sont absolument déroutants, regorgeant de feintes et de complications que les Ébène déjouent tout en maintenant le public suspendu à leurs archets. La Cavatine est un miracle d’éloquence et de recherche sonore, tous les musiciens prenant le parti de jouer sur les cordes graves de leur instrument, malgré la hauteur des notes.

En guise de clou du spectacle, les Ébène enchaînent directement la Grande Fugue après le cinquième mouvement, livrant ce Treizième Quatuor tel que Beethoven l'avait initialement envisagé. Sans chercher la beauté sonore ni la simplification facile, ils restituent de manière brute la structure labyrinthique de cette pièce, où les trois thèmes principaux cohabitent de manière complexe. L'auditeur a alors l'impression d'entrer dans la tête de Beethoven, au point d'en ressortir avec des nœuds au cerveau pour quelques jours !

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