Après le Quatuor Ébène, c’est au tour du Quatuor Modigliani de s’installer pour trois ans en résidence à Radio France, dont les instances de programmation artistique, au vu des ensembles invités, ont visiblement pris la mesure de l’affinité de l’acoustique de son auditorium avec le répertoire chambriste. Au cours d’un programme admirablement construit, les nouveaux locataires de la maison ronde ont montré qu’ils continueraient d’y faire rayonner la pratique du quatuor à cordes au plus haut niveau.

Le Quatuor op. 77 n° 2 de Haydn est le dernier numéro achevé par le compositeur. L’opus complet est dédié au prince Lobkowitz, mécène incontournable du monde de la musique en Bohême pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Princes, les Modigliani le sont assurément, et jusqu’au bout de l’archet. Chaque musicien adopte un son élégant et léger, dont le volume global incarne le paradoxe d’une présence qui ne s’impose pas mais que chacun écoute, d’abord avec curiosité, puis de plus en attentivement, avec un respect sans cesse grandissant, attendant la phrase suivante avec un intérêt mal contenu. Tout au long de l’œuvre, l’ensemble est attentif à faire vivre le moindre silence sans qu’un seul ne vienne briser le discours, bien au contraire. La musique coule ainsi sans inonder l’esprit, alliant clarté du son et limpidité de la forme.
La délicatesse de l’interprétation est cependant à la limite d’une sorte d’uniformité cristalline. Le trio du deuxième mouvement, pastoral à souhait, devient presque monotone avec ses reprises et le thème et variations de l’« Andante », bien que magnifiquement exécuté, tend vers du routinier, à l’image d’un finale parfaitement en place mais où il manque une imperceptible étincelle de folie, un rythme légèrement sursollicité qui tiendrait l’auditeur sur ses gardes car attendant une surprise en embuscade à chaque retour à la ligne.
En adoptant un jeu beaucoup plus engagé physiquement dans les deux quatuors de Beethoven qui complètent le programme, les Modigliani balaient toutes les réserves. Il s’agissait donc d’un style pleinement assumé, permettant de montrer la radicalité des dislocations beethovéniennes. Le Quatuor op. 18 n° 4 est dédié au même prince Lobkowitz. Difficile de penser que les deux œuvres ont été écrites la même année : monsieur le prince a dû s’en trouver tout chamboulé ! Les intervalles brisés de l’acrobatique partie de premier violon dès le début de l’œuvre suffisent à avoir l’intuition de la rupture.
Amaury Coeytaux y allie technique infaillible et musicalité investie, tandis que François Kieffer assure la dynamique de ce premier mouvement haletant d’un violoncelle obstiné et précis, rejoint par ses collègues lors des nombreux coups de boutoir qui ponctuent la page. Le scherzo fugué qui suit permet de retrouver la prodigieuse capacité des Modigliani à restituer la structure d’une page, sans que cela se fasse au détriment des variations de dynamique : en témoignent quelques changements d’atmosphère inouïs, tout en portato vaporeux. Les contretemps engagés du troisième mouvement préparent ensuite l’oreille à merveille pour l’« Allegro » conclusif. La sonorité plus rugueuse et les quelques libertés rythmiques qu’on appelait de nos vœux dans le finale du Haydn éclatent en pleine lumière, irrésistibles.
Au retour de l’entracte, c’est un autre prince qui nous attend : monsieur Razoumovski, autre mécène majeur du compositeur qui lui dédie son opus 59, série de trois quatuors à cordes dont le deuxième est joué ce soir. Le premier Beethoven du concert était déjà superlatif, celui-ci sera exceptionnel. Les nuances du premier mouvement, entre accords forcenés et pianissimos ciselés continuent d’élargir la palette sonore de l’ensemble, avant un « Molto adagio » d’anthologie. Les lignes de ce deuxième mouvement s’éloignent, se rejoignent, se complètent dans un ballet songeur à la sonorité de velours. Tous les instrumentistes participent pleinement à cette fusion tendre et contenue, en particulier Loïc Rio et Laurent Marfaing au second violon et à l'alto, dont les contrechants et ponctuations sont dosés à la perfection.
Après avoir sautillé doucement au cours de l'« Allegretto », le quatuor bondit littéralement lorsqu’arrive le « Presto ». Alors que le finale du quatrième quatuor était dansant à l’envie, celui-ci est une pirouette infernale dont les Modigliani suggèrent la dimension chorégraphique. Amaury Coeytaux est le danseur étoile du mouvement, faisant montre d’un jeu de jambe digne des plus grands boxeurs, retombant sur ses pieds avant de repartir pour un tour, emporté par l’élan conféré par ses trois collègues.
Généreusement donné en rappel, l’« Adagio » du Quatuor op. 18 n° 1 du même Beethoven conclut la soirée entre recueillement et marche funèbre. Son lyrisme poignant aura rendu un juste hommage au violoncelliste Roland Pidoux, figure marquante de la vie musicale française disparue dimanche dernier.