C’est le grand soir : voici une symphonie-monde qu'on ne se lasse jamais d’écouter, qui plus est par un orchestre invité pour la toute première fois à la Philharmonie (l’Orchestre philharmonique d’Oslo) et un chef bien connu dans la capitale, l’insondable Klaus Mäkelä, directeur musical de l’Orchestre de Paris. Pour cette Symphonie nº 3 de Gustav Mahler, la grande salle Pierre Boulez affiche complet et il y règne une ferveur mêlée d’une excitation toute particulière.
Peut-être bouleversée par l’extraordinaire malléabilité des cordes norvégiennes dans le Menuetto, une spectatrice devra être évacuée, accompagnée de ses voisins de siège, événement qui viendra un temps provoquer un léger moment de flottement dans l’assistance face à un chef et des musiciens imperturbables, concentrés sur leur mission mahlérienne. Car c’est bien ensemble qu’ils tiennent fermement le cap : chef et orchestre subjuguent avant tout par leur capacité à maintenir tout du long une tension musicale qui ne bascule pas dans l’excitation ou la nervosité. Le colossal crescendo émotionnel que constitue le Langsam final en est à lui seul la preuve, à commencer par la toute première note que le chef fait suffisamment durer pour en signifier l’importance, sans verser dans le mauvais goût. La baguette posée sur le pupitre, Mäkelä paraît ne plus tout à fait habiter sur terre, et construit patiemment un mouvement qui semble ne plus vouloir se terminer. Trémolos vifs et précis, accents soudains mais jamais brusques, tempo légèrement retenu et tuttis progressifs pleins et aérés, la technique Mäkelä appelle constamment l’attention et l’engagement de musiciens qui communiquent en permanence entre eux et avec le maestro. Le résultat est stupéfiant, la narration fonctionnant par contraste, semblable à une photographie où s’interpellent et se complètent parties claires et sombres de l’image.
Un sentiment d’éternité traverse toute cette symphonie, en particulier dans le fameux « O Mensch ! » nietzschéen scandé par la mezzo-soprano Jennifer Johnston : placée dans l’orchestre, elle se fond le plus possible dans la masse générale, sans pour autant disparaître – la diction est remarquable. Là encore, l’intervention lyrique et enjouée du Chœur de femmes et des Chœurs d’enfants des Orchestres de Paris et Oslo contraste avec l’horizontalité plaintive de la mezzo, à laquelle répond un hautbois dolent. Mäkelä est hyperactif, il dirige la moindre phrase, donne tous les départs, contrôle les nuances et veille aux plans sonores, toujours équilibrés. Mais le maestro ne donne jamais la sensation d’être boulimique ou faussement théâtral. Il dégage du podium une sérénité et une maturité qui atteignent des sommets et permettent aux musiciens de défendre ce qui fait leur spécificité : la cohésion du groupe plutôt que la mise en avant des individualités.
C’est une des leçons de la soirée, et qui montre tout l’intérêt d’entendre des phalanges étrangères en France. La marque de fabrique de l’Orchestre philharmonique d’Oslo déroute à l’écoute des interventions solistes qui, loin de tenter de se démarquer, cherchent systématiquement à s’intégrer au groupe et à ne pas sortir du rang. La formidable violon solo Elise Båtnes touche dans chacune de ses sorties par un réflexe chambriste d’écoute et de souci d’homogénéité, tout comme le cor anglais ou le trombone solo qui ne surjouent pas leurs interventions et veillent à une certaine continuité avec les différents pupitres. Le moment suspendu du solo de cor de postillon dans le troisième mouvement offre l’apogée de la soirée où, dans un lointain murmure, Mahler nous concède un morceau d’éternité.