Le jeune chef ouzbek qui dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis septembre 2021 n’a pas froid aux yeux, c’est le moins qu’on puisse dire ! Pour ouvrir sa troisième saison à la tête de la phalange alsacienne, Aziz Shokhakimov a choisi rien moins que le « digest » – pas toujours digeste d’ailleurs – réalisé en 1987 par Lorin Maazel à partir des quatre opéras formant Der Ring des Nibelungen de Wagner, judicieusement intitulé « Le Ring sans paroles » : 75 minutes purement symphoniques pour résumer 14 heures d’opéra !
Mais avant ce plat de résistance, l’OPS a eu l’excellente de programmer Kirill Gerstein (né Russe à Voronej en 1979, aujourd’hui Américain installé à Berlin), l'un de ces poètes du piano qui transfigurent les partitions les plus attendues, dans le Second Concerto de Liszt, d’un seul tenant réunissant six « mouvements ». Parfaitement secondé par le chef et l’orchestre, Kirill Gerstein en fait une rhapsodie, souverainement libre. Le thème initial est comme improvisé, tendrement chuchoté – pourtant, et c’est l’une des caractéristiques du jeu de Gerstein, son piano est toujours audible, clair, même dans les plus délicats pianissimos.
On ne tarde pas à s’apercevoir de ses formidables réserves de puissance, pourtant jamais forcées ni brutales, lorsque la tempête se lève dans l’orchestre. Le dialogue avec le violoncelle solo dans le troisième « mouvement » nous élève dans les cimes, avant que le combat ne reprenne entre le soliste et l’orchestre. Gerstein et Shokhakimov ne peuvent pas tout à fait éviter le pompiérisme martial qui conclut l’œuvre. Le pianiste offre en bis une mélodie de Rachmaninov transcrite par ses soins… et confirme ses affinités de longue date avec son illustre prédécesseur.
Le jugement sur l’imposante seconde partie – ce Ring sans paroles – ne peut se dissocier de l’opinion qu’on a sur l’œuvre elle-même. Ne serait-ce pas typique d’une fausse bonne idée ? Quand aux XVIIIe et XIXe siècles on « arrangeait » par exemple pour des ensembles à vent des opéras de Mozart ou Rossini – sans parler des innombrables transcriptions et autres paraphrases de Liszt au piano –, on faisait œuvre utile pour répandre et faire connaître au plus grand nombre les chefs-d’œuvre lyriques ou symphoniques.
Pour Wagner, il y a belle lurette que les plus grands chefs se sont appropriés les extraits symphoniques de ses opéras. Mais à quel public peut bien s’adresser ce long, très long flux symphonique, dont l’exécution est aussi éprouvante pour les musiciens – aucune pause ni interruption durant les 75 minutes de l’œuvre ! – que finalement pour les auditeurs ? Les amateurs d’art lyrique, les wagnériens convaincus ? Ou ceux qui ne connaissent que la chevauchée des Walkyries ou le voyage de Siegfried sur le Rhin ? On aurait pu imaginer qu’un simple dispositif vidéo explicite pour le public les références des extraits successifs, c’eût été faire œuvre utile de pédagogie.
Maazel n’a rien ajouté de son cru, il compile habilement – quoique certaines transitions paraissent bien artificielles : l'ouverture de L’Or du Rhin engage le voyage puis les familiers de la Tétralogie – mais seulement eux – vont reconnaître les principaux thèmes, les leitmotive qui rythment le Ring, l’entrée des Dieux au Walhalla, la chevauchée des Walkyries, les adieux de Wotan, l’idylle de Siegfried et Brünnhilde (pour ne citer que les plus connus), jusqu’à évidemment la scène finale du Crépuscule des dieux.
La performance de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg n’en est que plus admirable : à l’exception de petits accrocs dans les cuivres dans les très longues tenues initiales, le pupitre de cors renforcé par les Wagnertuben va se couvrir de gloire, malgré l’intense sollicitation dont ils font l’objet. Les trombones et trompettes ne le cèdent en rien à leurs voisins, tout comme les bois où l’on aperçoit pas mal de nouvelles têtes. Sous la houlette toujours aussi stimulante de l’exceptionnel premier violon Charlotte Julliard, les cordes se donnent à entendre avec une densité en même temps qu’une transparence qu’on ne leur avait pas toujours connues.
Performance donc de l’orchestre, mais sans doute au moins autant pour le fringant Aziz Shokhakimov qui viendra ensuite dédicacer son dernier disque comme s’il sortait d’une promenade de santé. Lorsqu’on l’interroge sur le choix de ce « Ring sans paroles » pour ouvrir la saison, il répond malicieusement que c’est pour préparer l’orchestre au Lohengrin que donne bientôt l’Opéra du Rhin, puis met en avant les vertus mobilisatrices d’un tel programme. À l’issue de ce concert d’ouverture, on ne peut pas lui donner tort ! Et applaudir, comme le public du Palais de la Musique et des Congrès, la poursuite d’une aventure qui promet encore de très beaux lendemains.
Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par l'Orchestre philharmonique de Strasbourg.