Encore le Concerto pour piano de Schumann ? se dit le mélomane blasé qui a entendu si souvent l’œuvre mal jouée, et presque aussi souvent la géniale Martha Argerich, dont ce concerto est depuis des lustres l’arme de séduction massive. Devant une Philharmonie archi-comble, la légendaire pianiste s’avance à pas précautionneux, cherchant le bras du chef Antonio Pappano, adapte la hauteur de son siège. Les mains noueuses trahissent l'âge de l’interprète, on perçoit d’abord comme une hésitation devant le clavier. Et soudain le miracle opère : la pianiste argentine semble littéralement réinventer cette œuvre qu’elle fréquente pourtant depuis si longtemps, ces très subtils rubatos, cet art d’énoncer un thème, une mélodie, avec la simplicité, l’évidence qui n’est qu’aux grands. Le fabuleux équilibre des deux mains, cette manière unique de faire sonner les lignes intermédiaires, avec par-ci par-là un coup de griffe, un accent inattendu, c’est la marque Argerich.

Ce soir, on sent la pianiste comme attendrie, moins fulgurante, plongée dans un prodigieux dialogue avec un London Symphony Orchestra qui chante à l’unisson avec elle. L’Intermezzo passe comme un rêve, presque badin, champêtre, véritablement « grazioso ». Et soudain la lionne se réveille, donne un départ péremptoire du la majeur de l’Allegro vivace et nous embarque dans une chevauchée fantastique, dans un finale qui souvent nous a paru interminable et qui ici nous captive, nous subjugue.
Follement applaudie, la pianiste va nous offrir deux bis fabuleux : Traumes Wirren, la plus virtuose, la plus aérienne des Fantasiestücke op. 12 de Schumann. La salle redouble de trépignements et de clameurs. Martha Argerich revient jouer Bach, la gavotte de la Troisième Suite anglaise, qui ne calme pas la foule. il faudra le regard insistant, suppliant presque de la pianiste au violon solo pour que l'orchestre consente à sortir de scène avec elle.
Après l'entracte, les musiciens font leur retour pour la Deuxième Symphonie de Rachmaninov, une œuvre-monde, de celles qu’un chef ne choisit pas par hasard. Antonio Pappano, qu’on avait jusqu’alors plutôt connu comme chef lyrique, va se révéler un formidable démiurge, embrassant cette immense symphonie (60 minutes) d'un geste magnifique.
La gestation de l'œuvre en explique le déroulement : après l'échec de sa Première Symphonie, Rachmaninov aura attendu douze ans pour prendre sa revanche, en 1906, dans la ville même de cette déroute, Saint-Pétersbourg, et y diriger la création de sa Deuxième Symphonie. Malgré une découpe formelle en quatre mouvements, la partition se présente comme un long cheminement psychologique menant de la détresse à l'exubérance. Elle naît dans le registre des cordes graves, se poursuit par un choral des vents très « russe » auquel répond l'envolée des premiers violons. De ces trois éléments introductifs découle l'essentiel du matériau mélodique qui infusera dans toute la symphonie, par un procédé de flux et reflux que Rachmaninov exploite singulièrement dans l'Allegro initial : l'orchestre se densifie, s'enfle jusqu'à des climax extatiques avant de se détendre.
Ce qu'Antonio Pappano fait de ce premier mouvement, le plus développé, le plus long de la symphonie, où d'autres s'étalent, se vautrent même, est proprement inouï : il exalte la pure splendeur de la masse orchestrale en même temps qu'il l'anime d'une énergie inexorable. Le deuxième mouvement, un Allegro molto qui fait office de scherzo, est souvent pris à bride abattue comme une démonstration de virtuosité, comme pour échapper aux langueurs du premier mouvement. Pappano évite le piège et donne à son orchestre l'occasion de témoigner d'une cohésion sans faille.
Mais c'est le troisième mouvement, un sublime Adagio, qu'on attendait avec impatience. La cantilène de la clarinette, si pleine de nostalgie et de tristesse, donnerait presque envie à un dépressif de se jeter dans la Neva, mais Rachmaninov, plus russe que jamais dans ce passage, sait comme personne que les larmes sont une thérapie, dont il usera tout au long de son œuvre (on remarque que c'est aussi à la clarinette qu'est confié l'incipit du mouvement lent du Deuxième Concerto pour piano !). Étrangement, le dernier mouvement, d'une vigueur rythmique qui s'apparente à une saltarelle, paraît presque artificiel, voire inutile, dans son exubérance un peu forcée. Antonio Pappano en fait une habile récapitulation de toute l'œuvre, avec des motifs venus du premier et du troisième mouvements, il gonfle les voiles, sublime la pâte orchestrale et mène son orchestre au triomphe.