On se sauve après l'Étude op. 2 n° 1 de Scriabine que Beatrice Rana vient de donner comme premier bis, bien trop lentement, aplanissant les accents dans une sorte de continuum sonore planant, noyé de pédale. Un instant on le regrette quand on entend depuis le sas les premières notes de La Fileuse de Mendelssohn, mais on ne revient pas sur nos pas, bien plus dépité qu'en sortant du récital de Kevin Chen à la Fondation Louis Vuitton. Les mêmes questions nous assaillent. Du jeune Canadien, âgé de 18 ans, on se disait que trois grands concours avaient confondu un examen sanctionnant des études brillantes ouvrant la porte à un cycle de perfectionnement, avec l'adoubement par des musiciens d'un jeune artiste prêt à se présenter au public. De l'Italienne, on se demande ce qui a bien pu se passer pour qu'en douze ans la merveilleuse pianiste et musicienne, fêtée par le Concours de Montréal quand elle avait 18 ans elle aussi, évolue ainsi. Que s'est-il passé pour que son jeu bascule en une caricature qui pousse aussi à s'interroger sur ce que l'imaginaire collectif attend d'une femme pianiste ? Ne les assigne-t-on pas à un rôle dont elles sont dès lors prisonnières, entre sainte et glamour ?
Les jurés canadiens avaient désigné une artiste qui transcendait la matière pianistique pour ouvrir les portes du rêve. Si son Petrouchka et son Oiseau de feu (dans la transcription de Guido Agosti) planent toujours tout en haut de la discographie de ces pièces de Stravinsky, on entendait déjà derrière la parfaite mise au point de ses Préludes de Chopin, puis de ses Variations Goldberg de Bach quelques années plus tard que la pianiste avait tendance à les regarder à travers un kaléidoscope multicolore en attardant son regard sur l'instant, au détriment de la trajectoire... Puis est venu plus récemment un album Chopin qui n'a pas du tout fait l'unanimité. Cinquante ans après les Études de Chopin enregistrées par son compatriote Maurizio Pollini, Rana en prenait le contre-pied esthétique, osait une individualité extrême, à l'image d'une génération ayant compris, assimilé les leçons des grands anciens nés au XIXe siècle et rejeté les oukases esthétiques des années 1960 et 1970. Le récital fêtant la sortie de ce disque, dans la salle des concerts de la Cité de la musique, avait montré la face excessive de cette prise de risque, donnant raison aux détracteurs de ce disque que nous avions admiré pour notre part.