Dans le milieu des musiciens, on entend souvent cette maxime : « joue chaque concert comme si c'était le dernier ». Ce jeudi 15 octobre, vingt-quatre heures après que l'annonce du couvre-feu avait frappé de plein fouet le spectacle vivant, l'Orchestre des Champs-Élysées se lançait dans le premier – et malheureusement dernier – concert d'une tournée qui aurait dû les emmener, entre autres, à Amsterdam pour célébrer Beethoven en compagnie de l'élite des formations historiquement informées. La ferveur communicative des musiciens, leur complicité avec le public, et la superbe acoustique du Théâtre Auditorium de Poitiers (TAP) firent de ce concert un de ceux qui donnent tout son sens à la notion de « spectacle vivant ».
Dans le cortège des festivités de l'année Beethoven, c'est au tour de Philippe Herreweghe et de son Orchestre des Champs-Élysées d'exposer leur vision de l'immense corpus symphonique. Avec une esthétique aux antipodes d'Andris Nelsons et ses Wiener Philharmoniker par exemple, mais la même rutilance, la même férocité volcanique, tempérée par un admirable travail de fond, de ceux que l'œil exercé ne peut pas distinguer mais qui aura tôt fait de profiter à l'oreille. Par exemple, dans le mouvement quasi pastoral de la Deuxième Symphonie, cette répartition du vibrato entre les différents violonistes de l'ensemble (certains vibrent, d'autre non) pour amplifier la projection tout en conservant ce « grain » presque rugueux, caractéristique de l'usage des cordes en boyau. Ces aménagements sont plus souvent l'apanage des grands orchestres romantiques ; les avoir appliqués à une formation et un effectif classique relève d'une belle ouverture d'esprit.
Il faut dire que pour s'assurer une telle maîtrise de l'espace sonore, l'ensemble a pu préparer le programme plusieurs jours durant dans le TAP lui-même, salle de résidence de l'orchestre. D'où, certainement, cette qualité de contrastes, entre le dessin très « attacca » des archets, cernant les carrures de Beethoven dans la grande rhétorique herreweghienne, et cette rondeur inattendue, wagnérienne avant l'heure, des trombones dans le finale de la Cinquième Symphonie. Un mot, d'ailleurs, sur les cuivres, et sur le pupitre de cors en particulier, impeccable de savoir-faire dans le maniement des timbres, l'alternance des modes de jeu (bouché ou non) faisant évoluer l'harmonie d'une façon fort intéressante ; on comprend mieux d'où vient l'inspiration d'un François-Xavier Roth, adepte lui aussi d'une telle utilisation du cor naturel.