Après de nombreux jours de grisaille, la météo s’est mise au diapason du programme que proposent Guillaume Bellom et Ismaël Margain : un voyage ensoleillé du Japon au bassin méditerranéen pour une escale espagnole significative, en forme de panorama de l’exotisme en musique en France au tournant du XIXe et du XXe siècle. Pour ce récital à deux pianos donné dans le cadre du Festival du Palazzetto Bru Zane, les Yamaha qui trônent sur la scène de la Salle Gaveau ne sont pas encastrés comme souvent : les instruments sont côte à côte, le piano en arrière-plan toute voile dehors tandis que le plus proche des spectateurs est juste entrouvert. Malgré la présence des deux couvercles qui pourraient cloisonner les parties de chaque instrument, les interprètes feront preuve pendant toute la soirée d’une cohérence sonore sans faille. Leur synchronisation rythmique et musicale donne l’impression de n’entendre qu’un seul piano au clavier gigantesque.

Guillaume Bellom et Ismaël Margain Salle Gaveau © Luigia Messina
Guillaume Bellom et Ismaël Margain Salle Gaveau
© Luigia Messina

L’ouverture de La Princesse jaune de Saint-Saëns nous plonge dès les premières notes au pays de la seconde augmentée. Ses mélismes pourraient nous laisser penser qu’il s’agit d’une princesse des sables au Moyen-Orient, mais la deuxième partie de la pièce, au pentatonisme académique convenu, nous fait comprendre qu’il s’agit de la noblesse du Levant. Guillaume Bellom et Ismaël Margain livrent tout le mystère languissant du début du morceau avant de libérer l’enthousiasme qui le clôture.

L’ouverture du Roi de Lahore de Massenet nous emmène au Pakistan. N’allez pas chercher des noises à ce monarque, les rythmes martiaux peignent un personnage conquérant, bien que cette carapace parfois se craquelle et laisse entrevoir une émotivité cachée. Les pianos font entendre tantôt le faste des défilés militaires tantôt le lyrisme de la mélancolie solitaire du roi. Après la princesse et le roi, la reine : nous arrivons en Égypte pour nous plonger dans Le Songe de Cléopâtre de Mel Bonis. Très prosaïques, les musiciens ne trouvent pas ici le caractère ésotérique qui aurait permis de lier davantage une pièce un peu longue.

Dernière étape avant l’Espagne, l’escale maghrébine du Caprice arabe de Saint-Saëns nous réveille. Le programme prend avec ce morceau un virage : après des transcriptions pour deux pianos, toute la suite du programme propose des œuvres écrites directement pour cet effectif. Il est intéressant de constater que pour les premières, un piano tient le rôle de la basse et l’autre l’aigu, comme un quatre-mains qui ne dit pas son nom, alors que les frontières se brouillent pour les suivantes.

La Sévillane de Cécile Chaminade a de l’énergie à revendre, parfois sautillante mais surtout impérieuse. Peut-être a-t-elle un lien de parenté avec une autre habituée de l’établissement de Lillas Pastia… Lindaraja de Debussy lui répond comme dans un diptyque. Un personnage plus doux nous prend par la main pour nous raconter la grandeur de son pays sur un rythme de habanera. Tout l’ésotérisme et le mystère absents chez Cléopâtre ressortent alors sous les doigts des artistes qui magnifient une œuvre exploitant pleinement toutes les possibilités de résonance et d’amplitude sonore du deux pianos : en fermant les yeux, on contemple les murs de l’Alhambra qui ont inspiré le compositeur.

Le programme se clôt avec deux pièces qu’on entend plus souvent dans leur version orchestrale. Maîtres de la progression, Guillaume Bellom et Ismaël Margain nous plongent dans une España de Chabrier pleine de suspens. Le motif principal se renouvelle sans cesse tandis qu'une gestion exemplaire de la pédale livre chaque détail de cette œuvre pétillante facilement ennuyeuse par son côté répétitif. Cet écueil sera fatal à l’interprétation du Prélude à la nuit ouvrant la Rhapsodie espagnole de Ravel : l’énigmatique motif descendant est énoncé de manière uniforme et assez claire tout au long du mouvement… On ne peut que penser en comparaison à l’atmosphère nébuleuse des cordes dans la version orchestrée par le compositeur.

Les trois mouvements dansants suivants font rapidement oublier cette réserve. Nos oreilles sont suspendues au discours des artistes qui montrent une large palette de dynamismes et d’attaques. Complices, Guillaume Bellom et Ismaël Margain sont parfaitement ensemble jusque dans le moindre rubato, qu’ils utilisent d’ailleurs avec une juste parcimonie dans cette suite de danses. Le flamenco de la Malagueña, puis la Habanera dont le rythme aura été la signature de cette deuxième partie de programme, et enfin l’élan joyeux de la Feria se succèdent comme autant de moments évocateurs forts d'où émane toute l’énergie de la péninsule ibérique.

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