Dès qu'elle pose ses mains sur le clavier du Steinway, derrière lequel une centaine de personnes ont pris place sur des chaises ajoutées sur la scène de la Philharmonie pleine à ras bord, Khatia Buniatishvili tire des sonorités boisées, sans aucun métal, fondues d'un instrument apparemment malléable à l'infini, sonnant curieusement comme un Blüthner des années 1920. Elle a choisi quatre sonates de Beethoven et commence par l'Opus 31 n° 2, la fameuse et dangereuse « Tempête » dont la phrase d'entrée, certes un brin trop étirée (même si elle est notée « Largo »), comme dénervée par la pianiste, est un mystérieux portique auquel l'« Allegro » s'enchaîne : le contraste n'est pas trop marqué. La musicienne abolit la barre de mesure du premier mouvement pour en faire un grand poème dont elle distille amoureusement chaque instant. Elle en perd de vue les phrases qui gagneraient à être portées par une pulsation, un élan qui les feraient avancer et par des rapports de tempos plus stricts. Buniatishvili devrait être aussi plus à l'écoute des tensions et détentes harmoniques de façon à se glisser spontanément dans une forme qui semble quasi improvisée.
Les pianistes gagneraient toujours à consulter Artur Schnabel et Clara Haskil. Il ne s'agit pas de copier leurs disques, mais d'écouter des maîtres qui voient loin derrière les notes, sans jamais le montrer. Le danger étant d'avoir ici des idées et plus encore de le faire savoir. Le deuxième mouvement de Buniatishvili est recueilli, un peu trop ; le son est beau bien que monochrome. Dans le finale, elle n'arrive pas à cette fulgurance qui ne naît pas des contrastes dynamiques mais de la vie rythmique, des brusques changements d'éclairages, d'une articulation variée des notes, des phrases et des paragraphes. Elle a des doigts, comme on dit, mais elle joue flou, noie tout dans un sfumato généralisé qui n'est pas franc du collier.
Le premier mouvement de la Sonate « Clair de lune » est magnifique sur le plan sonore. La pianiste efface les points d'appui dans les graves, modèle en continu le son jusque dans le pianissimo le plus ténu sans perdre cette fois-ci le fil, même si son tempo bouge au gré des nuances dynamiques. De ce sostenuto, Buniatishvili fait une vocalise alla Rachmaninov, mais la joue précisément comme il ne faut pas chanter celle du compositeur russe. Le deuxième mouvement sera délicieusement virevoltant et charmeur tandis que le dernier bute contre le mur d'une pédale envahissante, d'un manque de netteté vraiment trop systématique et de quelques ritardando expressifs bien affectés. Le piano ne crie jamais, mais son accord vacille. Quel instrument !