Dans le monde lyrique, qu’est-ce qui transforme une grande chanteuse en diva ? Certainement les mêmes raisons qui font qu’une grande actrice de cinéma devient une icône. Le talent et l’expertise technique bien sûr, la valeur à ce point inclassable et unique de la proposition artistique assurément, et ce je-ne-sais-quoi qui rend n’importe quelle prestation de haut vol d’une évidence et d’une facilité folles. Voilà sans aucun doute ce qui fait que l’on vient de loin, à Saanen, pour voir la Bartoli.

Comme Fazıl Say il y a quelques semaines, la chanteuse entre sur scène depuis la nef de l'église mais, à la différence du pianiste turc, c’est en prenant soin d’offrir à chacune des personnes dont elle croise le regard un de ces larges sourires qui la caractérise et qui met en confiance et en joie pour le reste de la soirée. Dans un programme foisonnant, entre classicisme et bel canto, seront égrenés tant quelques indispensables du répertoire que des pièces sophistiquées et dramatiquement denses comme l’imposante cantate Arianna a Naxos de Haydn.
Pendant plus d’une heure trente, Cecilia Bartoli reconvoque la forme classique du récital chant-piano bifrontal « alla Pavarotti » – mouchoir en moins – où l’artiste, toujours généreuse, se tourne régulièrement pour offrir son chant aux spectateurs installés derrière le piano. On croisera nombre des tubes du ténor modénais, dont le « Già il sole dal Gange » introductif de Scarlatti qui lui permettra de chauffer sa voix à coup de croches, notes piquées et autres appoggiatures, le très élégant « Caro mio ben » de Giordani, la ligne de chant si mélancolique du « Vaga luna » de Bellini, jusqu’au très napolitain « Cara, ti voglio tanto bene » de De Curtis, et la fameuse « Danza » de Rossini, tarentelle endiablée, que le ténor livrait à satiété dans ses meilleures années pour faire démonstration de son superbe vocal. Cecilia, et l’Italie est là !
Disons-le, pour qui est sensible à son timbre de mezzo colorature, le naturel, l’élégance et la gourmandise avec laquelle Cecilia Bartoli se faufile dans ces « Canzoni d’Amore » (titre du récital) n’a peut-être pas d’égal dans le monde de l’opéra. Un projecteur est capricieux ? Elle suspend son chant, en rit et reprend, comme si de rien n’était. Un spectateur la filme ? Elle continue son chant, mimant l’intérêt de la regarder en vrai plutôt qu’à travers un objectif. À chacune des pièces pétillantes et riantes, elle chausse son masque de commedia dell’arte et l’on se dit que c’est là ce qui la caractérise le mieux. Et puis il suffit d’une pièce davantage lente, contemplative ou introspective (« Lascia la spina » de Haendel) pour assombrir l’atmosphère et reconnaître qu’elle excelle en tout, tout simplement, capable de caractériser d’un tour de main – ou de voix – n’importe quelle pièce.
Messa di voce ad libitum, longues phrases enchaînées, respirations et souffles amortis à fleur de poitrine pour créer l’émotion, mezzo forte et retenu du son : tout concourt à façonner cette voix qui cache la virtuosité dont elle est entièrement faite, qui ne s’étale jamais, comme pour mieux s’exprimer dans la pudeur et, pour l’auditeur, tout entretient le désir de toujours plus tendre l’oreille. Certes une émission puissante n’a jamais été le fort de la diva, mais cette boite en bois qu’est l’église de Saanen est l’endroit idoine pour entendre une voix d’orfèvrerie.
Et cela ne serait rien sans le duo qu’elle forme avec un David Fray littéralement suspendu à ses lèvres. Discret, légèrement vouté, le grand pianiste entre, salue et s’installe, enfoncé dans son piano autant que dans sa chaise trop basse pour lui, genoux remontant vers le clavier, sorte de Glenn Gould en plus dandy. Maniaque du son mais jamais maniériste dans les deux sonates de Scarlatti, il offre le bonheur de voir un pianiste prendre tant de soin ailleurs dans le programme à de simples accords répétés, arpégeant au besoin, cherchant le théâtre à chaque coin de note, y compris et surtout dans les récitatifs de la cantate de Haydn. Son Impromptu D.899 n° 3 de Schubert, renfrogné, comme depuis le fond du piano, laisse aussi passer de surprenants éclats. Il forme un duo fraternel avec la mezzo-soprano, multipliant les gestes sincères d’affection.
C’est que depuis l'extraordinaire duo de Matthias Goerne avec Maria João Pires il y a deux ans, on sait que Christopher Müller, dont c’est la dernière saison ici en tant que directeur du festival, a la main heureuse dans la composition de paires, pour créer, de mémoire de festivalier, des soirées inoubliables.
Le déplacement de Romain a été pris en charge par le Gstaad Menuhin Festival.