Le hasard a voulu qu’entre le moment où l'on a projeté d’aller voir son Otello à l’Opéra du Rhin et les représentations, le metteur en scène new-yorkais Ted Huffman a été nommé directeur du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Faut-il s’en réjouir ? Certes les qualités requises pour un directeur de festival ne sont pas uniquement celles d’un metteur en scène... Mais quand on repense au choc qu’ont été son Billy Budd et son Couronnement de Poppée là-bas, on observe que ce qu’il déploie ici dans cet Otello strasbourgeois relève du même art : un sens aigu de la direction d’acteur au service d’une grande lisibilité de l’œuvre, dans un dépouillement scénique et un aveu répété des codes du théâtre. Historiquement, cela rappelle le travail d’un Giorgio Strehler, au plus près du texte et des enjeux, tout en essorant le jeu jusqu’à la lie pour en faire ressortir tout le substrat des rapports entre personnages. Huffman est de cette trempe-là.

Prenons le premier grand duo entre Otello et Desdémone à l’acte I, quand tout va bien encore. Ils sont ici simplement assis chacun sur deux chaises, disposées en V, dans cet immense salon dépouillé. Ils se parlent, simplement, en s’échangeant doux mots et souvenirs : « un bacio », lui demande-t-il, « Otello », lui répond-elle, en se levant avec lassitude et pourtant douceur, avec ce qui reste d’amour à l’automne d’un couple. Certes le sentiment est encore là, mais aussi délavé que cette belle lumière nocturne et morbide dont est baignée la scène, présage certain à une fin sordide.
De même pour la scène entre Cassio et Iago puis Iago et Otello, où le drame se noue, où la jalousie s’invente. Il faut du temps et de l’espace pour laisser résonner cette intrigue qui se tisse. À l’opéra, le temps étant imposé, c’est l’espace qui est la variable d’ajustement, dans lequel les corps s’aiment, se dégoutent et s’accablent. Huffman l’a compris, élargissant l’espace en reflétant un sol doré jusque dans la salle, et en plaçant là encore simplement ces deux assises d’où le pouvoir s’exerce. Du début à la fin, le pouvoir sera ici un jeu de chaises musicales. D’aucuns trouveront cela paresseux, trop littéral ou faible, sans parti pris ; on trouvera cela percutant, incisif et toujours à propos.
Certes le metteur en scène va ici bien moins loin dans la fouille des enjeux que dans ses autres productions aixoises, et c’est ce qui fait la plus grande fragilité – faiblesse ? – de cette production. Mais pourtant tout est bien là, tiré à quatre épingles, comme ces costumes d’Astrid Klein, tailleurs, complets et autres robes de soirées, quelque peu datés, trop cintrés, à l’image du pouvoir imbu et viril qui étouffera Desdémone. Et quand, dans la salle de bal à l’acte III, Desdémone, après sa prière, s’endort épuisée sur une table, qu’Otello entre, ferme les portes à clé et prend au piège sa proie, on est saisi d’effroi. C’est qu’Otello, sous ses airs grandiloquents, est un opéra intimiste, fait essentiellement de scènes extrêmement psychologiques, très rarement collectives et expansives.
En ce sens, Speranza Scappucci dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg au plus près de la peau et de la voix des chanteurs. D’une battue carrée et affirmée, elle épouse chacun des soubresauts de la pensée des personnages. C’est bluffant à la fin de l’acte I quand Iago insuffle son venin dans l’oreille d’Otello, dans une forme de distorsion orchestrale. Ailleurs, tout est très maritime, de la tempête initiale – décoiffante – jusqu’à la fin, notamment grâce aux cuivres percussifs et aux abyssales plongées des pupitres de violoncelles et contrebasses, dans un ressac permanent, en écho aux différents états de conscience dans lesquels sont ballotés les personnages.
En Desdémone, la soprano Adriana González est inégalable, digne et suave, jusque dans sa prière à valeur universelle tant elle se dit avec évidence. Sa voix nous parvient en plein cœur, quand bien même elle ne repose que sur un filet d’air. C’est hélas l’opposé de Mikheil Sheshaberidze qui a certes la stature d’Otello mais dont la voix semble coincée dans l’émission, inélégant dans les nuances et effets de voix. Des défauts dans l’aigu qu’il partage avec le Cassio de Joel Prieto, pourtant plus souple dans les médiums. Enfin, le Iago de Daniel Miroslaw joue avec moult finesse le rôle de l’intriguant, nous prenant frontalement à partie (« Ecco il leone ») pour nous rendre ainsi complice – au même titre que sa femme – de l’innommable dessein. Dommage que sa voix atteigne par endroits les limites pour ce rôle. Rien en tout cas qui mérite les huées qu’il a pu recevoir aux saluts, dans un spectacle qui, malgré son manque de prise de risque, brille par son efficacité.
Le déplacement de Romain a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.

