Quel meilleur lieu pour donner Le Château de Barbe-Bleue que la Philharmonie de Paris ? Judith, nouvelle femme du personnage éponyme, ouvre une à une les sept portes de la demeure mystérieuse du bonhomme : l’intrigue de l’opéra de Bartok rappelle inévitablement la première venue dans la grande salle Pierre Boulez et les quelques instants d’errance dans ses coursives à la recherche de la bonne porte pour accéder à son siège. D’un point de vue acoustique, le lieu est par ailleurs propice au déploiement de la très large palette de nuances demandée par cette partition aussi exigeante qu’inventive. On est donc heureux d’écouter l’interprétation de l’Orchestre Philharmonique de Radio France ici plutôt que dans la maison ronde.

Plus qu’une version de concert de l’œuvre, c’est un véritable spectacle son et lumière qui est proposé ce soir. La salle est d’abord plongée dans le noir pendant un prologue déclamé par une bande enregistrée. Avec les intonations gutturales de la langue hongroise, la voix grave et pernicieuse fait penser à celle de Vincent Price dans Thriller. Les lampes des pupitres s’allument faiblement quand le murmure des violoncelles et contrebasses se fait entendre au début de la partition. Au fil de l’intrigue, tandis que le public restera dans le noir complet, l’éclairage du plateau évoluera insensiblement en associant à chaque porte une couleur propre : rouge pour la porte de la torture et des armes, dorée pour la porte du trésor, verte pour la porte du jardin, blanche pour la porte du royaume, bleue pour la porte du lac de larmes, avant de finalement retomber dans l’obscurité. Autre originalité, des trompettes et trombones sont disposés au premier balcon de part et d’autre de la scène pour l’effet grandiose de la cinquième porte, quand Barbe-Bleue dépeint l’immensité de son royaume. Tout cela participe à créer une atmosphère hors du temps stimulant l’imagination, idéale pour ce conte fantastique.
Avec beaucoup de gestes qui donnent corps à son personnage, Aušrinė Stundytė incarne une Judith très « vivante ». Le timbre de la soprano n’est pas le plus flatteur esthétiquement, mais cela n’est pas dérangeant dans un œuvre qui ne cherche pas à produire de la « jolie » musique. La chanteuse est force de proposition, mettant au service du texte une large amplitude de nuances et d'inflections vocales. Elle contraste avec le Duc de Matthias Goerne, cramponné à son pupitre, beaucoup plus sobre gestuellement. À nouveau l’attitude correspond au rôle, comme si Barbe-Bleue, qui a déjà vécu trois fois la même aventure, savait ce qui allait arriver, et ne lutte que mollement contre la curiosité de son interlocutrice. On l’aurait aimé un peu plus hostile et tranchant mais, de concert avec sa partenaire, la voix chauffera et s’affinera tout au long de l’opéra, pour des interventions finales remplies de résignation lasse.
Preuve d’une intention de traiter les voix comme des parties prenantes de l’orchestre, les deux chanteurs ne sont pas devant le podium du chef, mais imbriqués dans le quatuor. L’intérêt de la pièce est d’ailleurs cet enchevêtrement organique de tous les instruments, où tout se mêle et semble émaner naturellement. La partition est un trésor de créativité, comme l’illustration du scintillement du trésor combinant vents, célesta et harpes, ou encore les spasmes qui décrivent les encyclies des larmes qui tombent dans le lac de la sixième porte. La centaine de musiciens de l’orchestre respire comme un seul homme et propose un son d’une homogénéité exemplaire pour caractériser les différentes ambiances qui émaillent une musique oppressante généreuse en dissonances : les épisodes éclatants des portes 2 et 5, les passages plus diffus du prologue et des transitions, même la brève chanson populaire qui amène quelques secondes de climat positif avant la sixième porte.
Mikko Franck est l’artisan de cette réussite orchestrale. Dans une partition foisonnante où la moindre liberté solistique peut amener à la catastrophe par décalages en cascade, le chef d’orchestre sait faire les gestes clairs quand il le faut. Les passages où Judith s’effraie du sang présent dans chaque salle du château sont l’occasion de constater cette battue éloquente. La baguette définit précisément la durée des notes et les attaques tranchantes des instruments, et immédiatement l’atmosphère change. Cette soirée confirme le talent remarquable de Mikko Franck dans le répertoire lyrique et les esthétiques complexes, où sa rigueur maîtrisée et sa musicalité font merveille.