Les collaborations en direct au plateau entre instrumentistes (en particulier chambristes) et danseurs s’avèrent souvent passionnantes, parce qu’elles témoignent de la fascination réciproque qu’exercent l’art et le talent de l’un sur l’autre – on pense notamment au dialogue à couper le souffle qu’avaient créé Anne Teresa de Keersmaeker et Jean-Guihen Queyras en unissant leurs interprétations des Six Suites pour violoncelle seul de Bach. Dans Close Up au Théâtre de la Ville, le directeur du Centre national de danse contemporaine d’Angers, Noé Soulier (qui a d’ailleurs été élève à l’école de Keersmaeker), s’associe à la claveciniste Maude Gratton et son ensemble baroque il Convito pour élaborer un spectacle où la composition dans tous les sens du terme permet à la vie de s’exprimer d’autant plus intensément.
Le propre de la musique de Bach est de se déployer selon une progression complètement organique, où chaque phrasé et chaque ligne mélodique s’inscrivent dans un tout qui répond à des codes rigoureux mais invisibles, donnant l’impression que chaque élément est toujours à sa place parfaite malgré les tensions harmoniques et les subtilités d’écriture. En livrant leur vision de L’Art de la fugue, les musiciennes entourant Maude Gratton expérimentent elles-mêmes cet épanouissement du son dans leurs corps : avec leurs regards et leurs archets, elles font vivre la musique ; loin de subir ce que la partition leur imposerait, elles s’approprient chaque note qu’elles délivrent ensuite en fonction de ce que canalisent intuitivement leurs énergies communes.
Le souffle joue un rôle immense dans ce processus, et c’est précisément là que se retrouvent parfaitement les interprètes de la musique et ceux de la chorégraphie. Les six danseurs laissent entendre leurs souffles, lesquels sont d’ailleurs amplifiés : au travers des extensions, étirements, tournoiements ou chutes vers le sol, la chorégraphie de Noé Soulier reproduit avec des gestes physiques amples et naturels le mouvement sonore, plaçant le rythme et les impulsions au cœur de la dynamique qui meut l’ensemble des interprètes. L’homogénéité des élans et des affects s’impose, aucun art ne prend le pas sur l’autre, tout semble intimement essentiel, voire spontanément interconnecté, au fil du déroulement des séquences.

Puis une rupture a lieu : bien que la musique poursuive sa progression, la deuxième partie du ballet contraste radicalement avec la première en termes d’esthétique. Il n’est plus du tout question d’une troupe de danseurs faisant intrinsèquement corps, se fondant dans Bach grâce à la mise en rapport intuitive de leurs mouvements ; au contraire, une caméra fixe est installée à un endroit précis et braque son regard intransigeant sur ce qui apparaît dans son objectif, détaché sur fond clair, avec un rendu à l’écran en quasi surexposition. Tous les enchaînements deviennent beaucoup plus lents, et surtout, chaque danseuse successivement décide quelle partie de son anatomie va se voir révélée dans le cadre, zone restrictive qui ne permet aucune liberté si ce n’est celle de décider à l’avance quel membre va pouvoir occuper un instant tout l’espace.
Pour le spectateur, être assailli de tant de détails crus en haute définition (les plis du jean, les saillies des muscles, les courbes des pieds) n’est pas sans intérêt en soi, d’autant qu’un travail aussi approfondi de recherche plastique doit être salué – certains passages sont extrêmement poétiques. Cependant, une forme de gêne s’installe progressivement, parce que les expressions exacerbées d’un visage concentré ont quelque chose de peu gracieux, ou encore parce que la zone sur laquelle la caméra a été calibrée correspond au rectangle que constitue le tronc de l’interprète si elle se tient droite – la poitrine et les fesses se trouvant de fait sur-représentées dans les images filmées qui renvoient un mouvement parfois presque figé… Seule la comparaison régulière entre la progression du corps entier de la danseuse et les zooms inhabituels sur sa morphologie permet d’accueillir tant bien que mal cette longue succession de gros plans (close-ups).
Soulagement, la troisième et dernière partie ressemble à la première, à l’exception que le plateau est désormais nu (exit l’écran) et que les lumières évolutives en clair-obscur accentuent plus encore les cassures des corps, les faisant joliment se métamorphoser en notes de musique métaphoriques et pourtant incroyablement vivantes et interconnectées toutes ensemble. Les images les plus déroutantes ne sont pas forcément celles que l’on croit…