Si l'on considère qu'un prélude vaut bien un kilomètre à pied, le récital de Fanny Azzuro à la Salle Cortot mercredi soir a largement dépassé le marathon. La pianiste a proposé en effet pas moins de 48 pièces, répartis en deux cycles : les 24 Préludes op. 11 de Scriabine et les 24 Préludes op. 28 de Chopin. Un dialogue aussi passionnant qu’ambitieux, que la musicienne connaît bien car elle vient de le graver pour Naïve.

Fanny Azzuro Salle Cortot © Valentine Franssen
Fanny Azzuro Salle Cortot
© Valentine Franssen

Interpréter un recueil de préludes soulève d’exigeants enjeux. Il s’agit de donner une cohérence générale à un enchaînement de pièces courtes aux caractères sinon opposés, du moins radicalement différents, tout en préservant la singularité de chaque numéro. Si ce n’était « que » cela… mais il faut également restituer l’urgence du prélude, son intuition première, autrement dit réussir à suggérer la dimension improvisée du cycle. Si la tâche s'avère déjà infiniment complexe pour une série isolée, en exécuter deux tient de la performance intellectuelle intense, avec risque de schizophrénie à la clé.

Variant la longueur des pauses entre chaque prélude, Fanny Azzuro relève haut la main ces défis d’interprétation. Chaque opus a son identité propre : à un Scriabine volontaire, démonstratif, dont l’extraversion sature l’espace sonore, répond un Chopin plus introverti, mature, presque plus honnête dans son écriture moins immédiatement spectaculaire – sans être plus facile, au contraire ! La pianiste exploite les innombrables possibilités d’un formidable Yamaha CFX pour multiplier les couleurs et les ambiances sonores en restant fidèle à la philosophie de chaque recueil. Les aigus dévoilent un vaste nuancier d’intensité lumineuse, depuis le piano aérien brumeux jusqu’au fortissimo éclatant, en passant par nombre d’éclairages, tandis que les graves de l’instrument peuvent autant sonner le glas que réconforter d’une caresse feutrée ou plaintive. Fanny Azzuro exacerbe ces contrastes de manière crue dans le premier cycle, mettant l’accent sur la violence de la musique du compositeur russe, avant d’en resserrer l’éventail dans Chopin, à raison dans une musique d'où l’émotion émane plus naturellement.

Ce qui frappe en regardant la pianiste jouer, c’est l’attention minutieuse qu’elle accorde à chaque note : concentrée sur ses doigts et sur le dosage de l’intensité qu’elle y condense, la musicienne expose clairement la structure des pièces. Chaque voix est facilement identifiée par l’auditeur, qui peut ainsi pleinement écouter l’interprétation des préludes. Et si quelques moments d’égarement surviennent au cours du programme, l’artiste se rattrape et évite intelligemment de s’engouffrer dans la course au tempo, préférant faire rayonner complètement sa palette sonore.

Fanny Azzuro ne triche pas non plus avec la pédale, qu’elle utilise avec parcimonie. Les rares pièces où elle choisit de donner plus de résonance prennent alors le relief d’une proposition artistique réfléchie, à l’image du Prélude n° 7 de Chopin. Cependant, cette économie confine parfois à une austérité qui nuit au discours musical, morcelant de manière malheureuse des phrases devenant saccadées, ou créant des impressions de silences un peu plats. On reste reconnaissant envers l’artiste pour cette honnêteté qui ne verse pas dans le sentimentalisme, même si davantage de passion aurait été bienvenue notamment dans le cycle de Scriabine.

Après ce marathon multicolore, Fanny Azzuro offre au public deux tours d’honneur avec… deux autres préludes ! En écho avec la présentation du concert sur scène par Stéphane Friédérich qui mettait en avant l’âme russe de la musique de Scriabine, le concert se clôt avec Rachmaninov et ses Préludes op. 32 n° 5 puis op. 23 n° 5, que la pianiste avait enregistrés dans son disque précédent, au sein d'une intégrale des préludes du compositeur. Les paris sont ouverts pour deviner quel compositeur de préludes sera choisi pour le prochain CD (les bookmakers tendent vers un certain Claude Debussy) !

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