La saison baroque 2015/2016 à la Chapelle de la Trinité a de quoi ravir les mélomanes hispanophiles. Ce week-end, on y a célébré la double année commémorant l’inventeur du Chevalier à la Triste Figure : le 23 avril 2016, cela fera quatre cents ans que Miguel de Cervantès a lâché sa plume pour toujours – et en 2015, la deuxième partie du Don Quichotte a soufflé sa quatre-centième bougie. Entourant musicalement une manifestation scientifique d’envergure organisée par l’ENS de Lyon et l’Université Lumière Lyon 2, deux concerts ont été préparés sous l’égide des Grands Concerts à la Chapelle de la Trinité et l’Instituto Cervantès. Le premier est assuré par la Capella de Ministrers sous la direction de Carles Magraner.
Pour l’occasion, les marbres élégants de la chapelle baroque sont comme effacés, cachés derrière l’exposition thématique de l’artiste Juan Morante, dont les carrés bigarrés exhibent tel chapeau rond placé sur un visage émacié, telle petite boule d’écuyer ou telle monture maigrichonne, bien connus… Le lieu entier a opportunément changé de configuration : la disposition judicieuse de la scène qui, pour une fois, longe les chapelles latérales de droite, permet à tous les auditeurs de ne pas perdre une note de celles que les six invités espagnols envoient comme de petites bulles dans l’édifice.
Ce programme de musique ancienne espagnole, excellemment construit, se lit comme un livre, et l’objet emblématique est présent sur scène constamment, dans les mains de la chanteuse Della Agúndez. Le Prologue ouvre sur deux danses instrumentales que l’on pratique alors autant en Espagne qu’en Italie ou en France : la Pavana & Gallarda de Luis de Milán. Ces dernières impriment l’esprit du corps en mouvement – quoi de plus baroque ? – à la soirée entière. D’auteurs anonymes, méconnus ou par nous oubliés, les magnifiques poésies des chants sont réellement habitées par Delia Agúndez. L’expressivité de son soprano donne non à chaque chanson ou à chaque strophe, mais à chaque phrasé une inflexion particulière. Ses piani sont soufflés, mourants, adéquats au pathétique de la Dulce enemiga ou Vuestros ojos tienen d’amor no sé qué, mais sa puissance vocale peut éclore en un rien et évoluer avec un soupçon de vibrato en désir amoureux. Au milieu des danses, le caractère militaire de la musique apparaît, soudain, dans Austria Felice, le tambour faisant divaguer nos pensées vers les lointains souvenirs de cours d’histoire sur la maison de Habsbourg : Belli gerant alii, tu, felix Austria, nube… Provocante, la séguedille De tu vista celoso fait vite passer le lyrisme précédant de la viole de gambe et de la harpe, dans Passava Amor.
La chevalerie et ses sacrifices (Romance del Rey Don Rodrigo, Romance de Cardenio) donnent souvent lieu à des pièces plus narratives : la chanteuse se mue de ménestrelle en conteuse, jongleuse, sans perdre une once de son expressivité. La moquerie vocale accompagne les changements rythmiques du Cavalier di Spagna, et la sarao, bruyante fête de musique et de danse, éclate avec l’entraînante chaconne de Juan Arañés.
Pauses instrumentales, les recerdadas, villaniccos, spagnolettos et calatas font apparaître la richesse des rythmes et des mélodies d’inspiration folklorique du Siècle d’Or. Le Preludio de Gaspar Sanz met à l’honneur la guitare sensible de Robert Cases, tandis que les Jotas de Santiago de Murcia, après une ouverture délicate par le trio de guitare, la harpe subtile de Sara Águeda et la flûte véloce de David Antich (qui ornemente magistralement), dépoussièrent les écoutilles avec une viole de gambe à cordes battues ou pincées par Carles Magraner comme une contrebasse, puis par une accélération endiablée globale.
La Folie, vrai thème du Quichotte, mais présent aussi dans la poésie amoureuse, pointe pour la première fois dans le flamenco No piense menguilla, puis les Folías de España instrumentales. Et franchement, quand le percussionniste Pau Ballester ne manie pas les castagnettes ou le tambourin mais son grand tambour, qu’il s’y appuie de façon à ce que son nez soit couché sur le cadre, alors que son regard est absent, absorbé par la musique, qui ne le penserait pas directement sorti d’un tableau de Jérôme Bosch ? C’est la chanson d’Henry du Bailly, Yo soy la locura, qui emblématise le sujet, et si le tambour a du mal ici à retenir la guitare et la viole de gambe qui s’échappent un peu de la discipline rythmique, mettons-le sur le compte de la folie, qui s’est visiblement emparée de cordes.
Cela étant dit, peut-être les Ministrers gagneraient un tantinet en cohérence de leur jeu vraiment succulent si leur direction était plus affirmée. Carles Magraner n’est-il pas un peu trop penché sur sa partition et occupé par son jeu (sa viole de gambe, très lyrique, étant sujette aux dérèglements harmoniques), perdant ainsi de vue l’ensemble ? Ou est-ce la disposition spatiale qui risque parfois de faire perdre un tout petit peu la connexion aux instrumentistes ? Mais le soprano volubile de Della Agúndez transcende ces problèmes, que sa présence scénique rend également mineurs : pouvoir magique de la voix dans ce répertoire faisant appel à la technicité autant qu’à l’interprétation.
À suivre…