Freedom Sonata démarre sur fond de polémique : les institutions partenaires que sont le Théâtre de la Ville – salle d’accueil de la production – et Chaillot – dont la grande salle est présentement en travaux – proposent aux spectateurs de se faire rembourser leur billet. Car le chorégraphe Emanuel Gat a choisi de structurer sa dernière création autour de la musique de Kanye West et a refusé de changer d’avis après les positions plus que douteuses affichées par le rappeur américain.

Le programme de salle martèle : « Nous ne pouvons rester silencieux devant les propos intolérables de Kanye West. Dans le contexte géopolitique complexe dans lequel le monde se trouve actuellement, le racisme, l’antisémitisme, la misogynie affichés par l’auteur de ces propos résonnent de manière particulièrement sinistre. »
Mais il est aussi rappelé qu’« il ne peut être fait aucun amalgame entre le chorégraphe et le compositeur, dont les positions sont diamétralement opposées ». Comme l’indique le titre, la volonté d’Emanuel Gat est bien de véhiculer à travers sa danse son engagement inaliénable en faveur de la liberté, la tolérance, l’écoute, le respect des idées dans toute leur diversité. Le travail opéré par le chorégraphe à partir de The Life of Pablo (un album de Kanye West datant de 2016) pose ainsi plusieurs questions : faut-il séparer l’homme de l’artiste ? Qu’est-ce qui justifie ou non le remaniement radical d’une orientation artistique actée dans d’autres circonstances ? Les paroles prononcées par le rappeur dans cet album en particulier, qui résonnent parfois avec une ironie mordante (« so many Kanye », « and then there are wars »), peuvent-elles être entendues de façons différentes selon les situations ?
Il semblerait que oui, si l'on observe ce que suscite chez le public parisien la découverte de Freedom Sonata. D’un point de vue purement factuel, à l’image de la forme-sonate, le ballet est construit en trois parties, de durées et d’atmosphères différentes. Dans la première, onze danseuses et danseurs vêtus de blanc (la compagnie d’Emanuel Gat) évoluent assez librement sur le plateau noir, espace découpé en carrés de lumière et leurs pourtours – ce qui permet de dégager une certaine structuration du mouvement en créant des contrastes visuels constants au gré des nombreux déplacements et regroupements des interprètes.
Le deuxième tableau est le plus court et le plus étonnant : sans transition, c’est le second mouvement de la Sonate pour piano n° 32 de Beethoven qui s’élève à la place de Kanye West, et tout le groupe se met instantanément au diapason du grand calme qui émane de ce sublime « Adagio ». Alors que chaque individu était jusque-là relativement autonome dans son expressivité, ici l’impression d’harmonie se développe en continu : des correspondances successives s’établissent entre les gestes dessinés par plusieurs corps, deux, trois, quatre, cinq même, jusqu’à ce que l’un d’eux rejoigne spontanément un autre unisson, l’ensemble déployant un immense continuum de fluidité.
Après cette improbable parenthèse enchantée, nappée d’une lumière faible et enveloppante, l’agitation, le bruit et la désorganisation reprennent de plus belle sur scène. Les danseurs se chaussent de baskets colorées et se mettent à courir frénétiquement, comme un échauffement avant de s’engager dans une sorte de battle à laquelle le public est invité à participer en applaudissant et criant pour ses performances favorites. Cette troisième partie – correspondant à la réexposition d’une sonate – donne lieu à beaucoup de sections successives dont la variété invite à espérer la suite encore et encore ; on ne sait jamais exactement ce qui va arriver après !
Il y a des duos sensuels, des solos non moins sensuels, des scènes collectives qui mettent au premier plan les notions de collaboration, compétition, confiance et recherche d’alliances ; il y a des contrastes réguliers dans le volume de la bande-son (qui n’est pas un enchaînement de chansons mais un collage avec des mixages divers et des moments de silence), dans les jeux de lumières, dans la mise en avant des individualités ou de communautés choisies ; il y a aussi une évolution scénographique notable, puisque toute la scène se trouve progressivement recouverte par des tapis blancs plutôt que noirs, tandis que les vêtements blancs sont abandonnés à l’inverse au profit de tenues noires.
Ainsi, la proposition dans son ensemble n’apparaît pas continue, cohérente, voire découlant d’une logique identifiable. Ce qui prime, c’est la liberté apparemment sans limites des interprètes, qui ont le contrôle sur leurs gestes, sur la dynamique des rassemblements, sur la concentration ou la dispersion de l’énergie. La question finale émerge, limpide : quelle est la limite entre provocation bienvenue et libération abusive du discours ? Une réflexion indispensable aujourd’hui, sans nul doute.