Depuis la table d’orientation qui surplombe le lieu, on apprécie pleinement l’aménagement du territoire bourguignon : des coteaux concentriques recouvrent le paysage vallonné, au dénivelé innocent mais à la pente redoutable, et convergent vers le village. Si cette topographie fait immédiatement penser à la Philharmonie de Berlin, pionnière des salles dites « en vignoble », il s’agit de la commune d’Irancy. Les œnophiles connaissent bien l’appellation d’origine contrôlée du même nom : un vin rouge dont la particularité est d’être élaboré avec une touche de César, cépage que l’on ne trouve qu’ici dans l’Hexagone.

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Irancy
© Eric Anglars

Si la production de chaque vigneron a sa spécificité, les spécialistes s’accordent sur la nature tannique du breuvage, ainsi que sur ses notes fruitées. En juillet, d’autres notes viennent compléter ce bouquet… Il s’agit des « Notes d’été », festival s’attachant à mettre en valeur la diversité musicale. Au cours des six concerts de cette huitième édition, le répertoire classique chambriste côtoie le folk et la salsa. L’église Saint-Germain d’Irancy, dont les nombreuses restaurations successives sont identifiables au premier coup d’œil, accueille la majorité des manifestations. L’édifice étant d’une capacité étonnamment importante pour le lieu, il faut s’avancer jusqu’au chœur pour trouver sa place. À proximité immédiate des artistes, on se croirait presque dans un salon si la hauteur sous plafond ne nous rappelait pas la nature du lieu.

L’acoustique est bien celle d’une église, la résonance tournoyante étant tout juste absorbée par le public. Le pianiste Guillaume Sigier, également membre actif de l'organisation du festival entre trésorerie et programmation artistique, prend la mesure de cette contrainte dès les premières notes du Scherzo n° 1 de Chopin, qu’il attaque à peine arrivé au clavier pour saisir l’auditoire. Sa main gauche agile définit des attaques précises, idéales pour suggérer la frénésie de la partition. Cette virtuosité laisse place à des accords méditatifs à la densité généreuse, exploitant le registre grave envoûtant, volontiers chaleureux, du Shigeru Kawai qui trône devant l’autel.

Le pianiste enchaine avec le Scherzo n° 2 qu’il met un point d’honneur à varier. La gestion du triolet y est exemplaire : le motif inaugural, toujours alerte, définit la tension du numéro tandis que l’exactitude rythmique de la voix intermédiaire de la partie centrale participe à son caractère dansant. Après la fulgurance du premier, ce deuxième opus semble étrangement décousu, probablement à cause d’un public particulièrement dissipé au premier rang.

L’artiste a cependant les ressources pour passer outre, à l’image d’un Scherzo n° 3 qui tend à retrouver la cohérence du premier morceau. Si quelques enchainements sont à la limite de la précipitation, le thème choral qui parcourt l’œuvre bénéficie d’une intéressante progression grâce au toucher du musicien : murmuré, irradiant de plénitude ou encore torturé d’une urgence élégiaque, il amène le regard vers le Christ en croix qui surplombe, délicatement auréolé des miroitements dorés du motif piano en gamme descendante. Le nocturne au cœur du Scherzo n° 4 est un moment de pure poésie, auquel Sigier insuffle une narrativité poignante transcendée par une sonorité irrésistible, à la fois ronde, légère et profonde. Sa somptuosité reste encore quelques minutes dans l’oreille malgré le retour de l'ambiance des premières mesures, avec ses éclats de rire et ses commérages véloces.

Guillaume Sigier à Irancy © Zacharie Podor
Guillaume Sigier à Irancy
© Zacharie Podor

Au retour de l’entracte et de la même manière qu’il avait rapidement abordé les différents scherzos en première partie, le pianiste présente au public la Sonate n° 2 de Rachmaninov. N’hésitant pas à jouer des extraits de l’œuvre pour appuyer ses explications, le musicien donne des clés d’écoute pour bien cerner une page facilement déroutante par son foisonnement harmonique. Le motif chromatique descendant de quatre notes, le thème des cloches, le rapport filial avec la Deuxième Sonate de Chopin, la dimension symphonique du piano : tout est dit.

Reste à interpréter le monument ! Même dans sa version « courte » de 1931, la partition est extrêmement riche, et pourtant tout est d’une limpidité épatante. Sigier gère les plans sonores avec beaucoup d'habileté grâce à une digitalité grisante, sans limite. La diversité du toucher permet de prendre la mesure de la différence avec Chopin : ainsi le deuxième mouvement est associé à un toucher plus vertical que pour le lyrisme plus confidentiel du compositeur polonais. En résulte un flux émotionnel davantage percussif, imposant son souffle romantique plus que prenant par la main. Malgré quelques très rares moments de flottement presque inévitables dans cette sonate si chargée, on est captivé de bout en bout par cette déflagration pianistique, notamment dans un troisième mouvement subjuguant.

L’artiste conclut ce récital irrigué d’une ivresse romantique changeante mais ininterrompue par une page plus sereine. Le sixième mouvement des Kreisleriana de Schumann permet une dernière fois de se gorger des délicieuses basses de l’instrument et de ses résonances magnétiques. Il ne restera plus qu'à noyer son spleen dans l’Irancy en sortant du concert.


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival Notes d'été à Irancy.

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