Quelques sièges plus loin et l’on se serait retrouvé derrière les trompettes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, manquant leur délicieux clin d’œil au début de Color de Marc-André Dalbavie : les trois instrumentistes ont chacun une sourdine de couleur différente, orange, rouge et bleu. Au cours de l’œuvre, on remarquera que chacun d’eux disposait en réalité d’un assortiment de plusieurs sourdines leur permettant de varier à l’infini le son de leur instrument.
La transformation imperceptible et continue de la texture sonore est tout l’enjeu de cette œuvre assez fascinante. Le public de l’Auditorium de Radio France est immergé dans un espace sonore en suspension, où les jeux d’écho des vents se succèdent sur une tenue imperceptible des cordes, tantôt surgissant du néant, tantôt précipités. Suit une partie plus bondissante, autour d’une pulsation imperturbable parfois zébrée d’éclats, avant un moment construit autour du silence. C’est là qu’on apprécie la justesse de l’interprétation : ces silences ont autant de présence physique que les matières précédentes. La quatrième partie paraîtra étonnamment plus anodine, alors que Marie Jacquot ne semble pas changer sa technique de direction. Très attentive à la métrique de la partition, sa gestique aurait pu davantage épouser la philosophie de l’œuvre, empoignant le son à bras le corps, le malaxant, l’étirant selon les passages, mais le résultat global reste probant.
Cette rigueur presque raide ne donnera pas les mêmes satisfactions dans Tout un monde lointain, le concerto pour violoncelle et orchestre de Dutilleux. Le Philhar', qui a gagné en effectif, semble faire du surplace tout du long, sans qu'un liant soude l’inventivité de la partition et l’art de l’orchestration que le compositeur y déploie. On cherchera en vain « La langoureuse Asie et la brûlante Afrique » du vers de Baudelaire qui précède les mots « Tout un monde lointain » dans son poème La Chevelure : l’absence de dimension organique du son de l’orchestre, éclaté en autant de pupitres, prive l’œuvre de sa dimension onirique.
Fort heureusement, le soliste Nicolas Altstaedt compense cet accompagnement bien plat par une présence magnétique et un engagement interprétatif total : l’éloquence de ses pizzicati, le lyrisme de certains passages, le phrasé constant, sans concession, avec un vibrato très parcimonieux qui laisse place à un travail sur l’archet, entre à-coups et progression… Après la matérialité sensible de la couleur chez Dalbavie, nous voilà comme transporté dans l’atelier de l’artiste qui essaie, puis rature, détruit, recommence, laisse son inspiration s’exprimer. De notre place excentrée, on entend toutefois beaucoup plus les attaques, la fabrication du son, que le son lui-même, ce dernier étant projeté naturellement par le violoncelle vers les sièges face à la scène.

Au retour de l’entracte, on passe de l’atelier de l’artiste au musée pour les Tableaux d’une exposition de Moussorgski orchestrés par Ravel. On aura toutefois du mal à apprécier les toiles dans toute leur subtilité : « Gnomus » n’est jamais inquiétant, si ce n’est par la platitude de la timbale, tandis que « Bydlo » se transforme en marche martiale, trop rapide et très loin de la lourdeur laborieuse des pas des bœufs trainant une charrette embourbée, pourtant sujet du tableau.
Après un « Ballet des poussins dans leurs coques » sur des œufs, « Samuel Goldenberg et Schmuyle » apporte enfin un peu de caractérisation avec la trompette nasillarde illustrant les geignements du second personnage. Mais où est la pompe du premier, les tenues des cordes n'étant pas nourries d’une intensité continue, s’éteignant aussitôt la note émise ? Quant à « La Grande Porte de Kiev », elle est rebaptisée en « Grande Cloche de Kiev »... Difficile de comprendre un tel déferlement caricatural alors que l’ensemble du pupitre de percussion avait été admirable de dosage chez Dalbavie.
Au-delà de ce catalogue, la gestion même de l’œuvre pose question. L’auditeur doit s’imaginer dans la peau d’un visiteur qui se promène dans l’exposition au gré des tableaux et de ce que ces derniers lui font ressentir. Rien de tel ce soir : la même pause sépare mécaniquement les dix premiers numéros. Ainsi le premier tableau ne suivra pas immédiatement la « Promenade » liminaire, comme si le visiteur, à peine arrivé, faisait déjà une pause, ou bien était bloqué à la billetterie… peut-être à l’image des mélomanes franciliens absents d’une salle de concert inexplicablement à moitié vide, alors que la cohérence artistique du programme était attirante !

