Quelle belle idée que d’enchaîner sans interruption le ballet du Mandarin merveilleux au Chant du destin ! Les cordes éthérées et le texte habité de la pièce chorale de Brahms apportent ainsi une résolution inattendue mais tout à fait bienvenue au drame orchestral de Bartók : car Le Mandarin merveilleux laisse traditionnellement l’auditeur en tension, avec sa conclusion sur les ultimes soubresauts qui agitent le corps du mandarin assassiné par des brigands. Ce soir, dans une Maison ronde pleine comme un œuf, voilà donc que tout se répond et se complète : la présence anecdotique du chœur dans le ballet se transforme en préfiguration du Chant du destin brahmsien, dans lequel les coups sourds des timbales sonneront comme un rappel du drame passé…
Ce n’est pas la seule réussite du programme donné par l’Orchestre Philharmonique de Radio France en cette veille de week-end électoral. Invité pour la première fois à la tête de la phalange, le chef colombien Andrés Orozco-Estrada fait oublier sa démission retentissante des Wiener Symphoniker en livrant une lecture ultra engagée du ballet de Bartók. Bras, poignet, baguette fendent l’air avec une expressivité indéniable doublée d’un constant souci de netteté. Tous les changements de mesure et de tempo – et ils sont nombreux dans cette œuvre – sont dirigés au millimètre, même quand ils concernent un soliste. L’orchestre est plus que jamais sur le qui-vive mais c’est pour mieux suivre le maestro dans sa théâtralité inspirée : des tuttis cataclysmiques aux solos dépouillés (remarquable Jérôme Voisin à la clarinette) en passant par des pupitres de cordes idéalement homogènes, on ne trouvera rien à redire dans cet ouvrage pourtant d’une immense difficulté individuelle et collective – si ce n’est de légères imprécisions du chef quand il s’agit de traiter les contretemps ou les départs en levée, ce qui occasionne quelques (rares) troubles dans l’orchestre.
Dans Brahms, Orozco-Estrada délaisse son style chirurgical pour donner de l’ampleur à son geste et inspirer l’orchestre dans les longues courbes mélodiques du Chant du destin. Si l’on perd incontestablement en netteté, ce n’est pas l’essentiel dans cette pièce : la musique palpite (notamment dans le superbe solo de Magali Mosnier à la flûte), le verbe vibre du côté d’un Chœur de Radio France particulièrement juste, et le silence conclusif sera rempli d’émotion.
Avant l’entracte, le Double Concerto aura été moins heureux, alors même qu’il s’agissait de l’attraction n° 1 de la soirée du fait de la réunion inédite de deux solistes de premier plan, Hilary Hahn et Sol Gabetta. Le maestro essaie de suivre le duo sans perturber les musiciennes mais l’orchestre se met alors à balbutier, le son de l’ensemble se disperse au gré d’articulations et de longueurs de notes souvent hasardeuses dans les cordes. À gauche du maestro, les deux solistes semblent se chercher dans un premier temps. Il est vrai que leurs personnalités sonores n’ont pas grand-chose en commun dans l’absolu, le violon étincelant de l’Américaine contrastant fortement avec la rondeur chaleureuse, plus intimiste, du violoncelle de l’Argentine. Il est alors passionnant de voir le duo se former, se rapprocher, s’encourager par des sourires, passionnant de sentir les moments où le discours à deux prend soudainement une consistance et une cohérence irrésistibles – le finale plein de panache restera le plus abouti des trois mouvements. En bis, le dernier mouvement du Duo opus 7 de Kodály, très éloquent bien que peu fantaisiste, confirmera la belle complicité tout juste naissante entre deux vedettes qu’il faudra revoir ensemble.