Au sein du Grand Théâtre de Bordeaux, la saison lyrique bat son plein avec, en ce mois de novembre, une pièce intimiste et rarement donnée, Iolanta, dernière œuvre lyrique de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Sur un livret du frère du compositeur russe, Modeste, qui adapte la pièce du danois Henrik Hertz Kong Renés Datter (1845), cette rêverie médiévale, construite autour du personnage historique Yolande d’Anjou (1428-1483), prend la forme d’une fable où l’amour triomphe de tous les obstacles. Écrite à la fin de la vie de Tchaïkovski en 1892, l’œuvre affiche la recherche d’un monde utopique et doux, tant par sa musique que par sa narration.

Pour cette nouvelle production, la construction du metteur en scène Stéphane Braunschweig est épurée mais redoutablement efficace : le cocon paradisiaque où est enfermée sans le savoir la princesse Iolanta est marqué de la couleur verte, tout comme les servants qui participent à la tromperie voulue par son père le roi. Ces derniers portent des tenues évocatrices de la période médiévale, par opposition aux personnalités extérieures, en vêtements plus modernes et essentiellement noirs.
Les accessoires sont rares : seules des roses, explicitement mentionnées dans le livret, ont un rôle notable, notamment pour faire découvrir la cécité de la protagoniste. Un jeu de vidéos et de cloisons complète le dispositif scénique : le portrait de Iolanta apparaît projeté sur l’ensemble de la scène dès l’ouverture mais aussi durant la prière de son père ; deux cloisons transparentes, rendues ponctuellement opaques, servent à articuler intérieur et extérieur, couplées à l’intensité des lumières de Marion Hewlett ; la loi, écrasante, est projetée par deux fois en gros caractères par la vidéo, ce pour mieux souligner le triomphe des sentiments contre cette dernière. Sans autre artifice, l’utilisation de la salle, où arrivent différents protagonistes et où s’installe le chœur pour le tableau final, assure une efficacité vivante à cette mise en scène économe.
Dans la fosse, le chef d'orchestre Pierre Dumoussaud se montre très dynamique et privilégie la belle musique évocatrice du compositeur, quitte à sacrifier à de nombreuses reprises le texte chanté. Il faut dire que le lieu a tendance à favoriser l’orchestre, en particulier lorsque les chanteurs ne sont pas en bord de scène. S'il arrive ainsi que les cuivres de l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine couvrent les chanteurs et même les chœurs du premier tableau, la mise en avant des timbres des bois ou du violon solo reste toutefois une priorité appréciable.
Dans cette configuration, le plateau masculin semble davantage à son aise que la gent féminine. Ainsi, même si elle est renforcée par une belle double présence scénique (physique et en vidéo), Claire Antoine dans le rôle-titre reste discrète sur les premiers actes, y compris lors de son premier arioso, n’affichant une véritable puissance qu’en dernier recours, une fois sa cécité levée. A contrario, dans le rôle de son père le roi René, Ain Anger affiche une basse puissante et claironnante, tout à fait intelligible et christique, comme le marque son arioso, particulièrement poignant.
D’une voix de baryton plus renfrognée, Vladislav Chizhov (Robert) défend son point de vue avec vigueur, comme blasé de son mariage arrangé avec une princesse inconnue et déjà amoureux d’une autre. Julien Henric (Vaudémont) incarne le jeune amoureux avec une voix de ténor plus sèche mais éclatante, cherchant la saturation naïve. Les deux compères ajoutent à leur amitié une touche d’humour qui apporte un peu de profondeur au discours et permet d'esquiver les lourdeurs du livret.
Enfin, le plus impressionnant est sans doute Ariunbaatar Ganbaatar dans le rôle du médecin Ibn-Hakia. Le baryton mongol livre un monologue vibré et retentissant, compensant là aussi un livret monolithique. Sa stature vocale ne laisse pas le public indifférent ! Le chœur, préparé par Salvatore Caputo, se révèle véritablement dans le finale, dans un ultime éclat de joie et de musique. In fine, la partition de Tchaïkovski aura proposé à chacun son air et donc sa chance, réunissant la foi et la science, et abaissant les lois et les conventions devant la pureté des sentiments. Il en ressort une proposition intimiste et douce, dont la présente mise en scène en est le chantre zélé et délicat.

