À l’approche imminente de la fermeture pluriannuelle du Centre Pompidou pour travaux, il est incroyablement réconfortant de constater qu’à peine quelques mètres plus loin, quasi en face, l’institution jumelle du musée connaît une prospérité fort enthousiasmante (quoique relativement discrète) : en 2025 plus que jamais – année Boulez oblige –, l’Ircam (ou Institut de recherche et coordination acoustique/musique) accueille sans discontinuer des événements et des publics largement diversifiés qui confortent sa vocation à créer des interactions entre les genres, éveiller les curiosités, déconstruire les codes et promouvoir les expérimentations.

<i>L'Ombre</i> à l'Ircam &copy; Quentin Chevrier
L'Ombre à l'Ircam
© Quentin Chevrier

Le Festival ManiFeste, qui court sur près d’un mois, permet ainsi de (re)découvrir l’éclectisme passionnant qui caractérise la programmation d’un tel lieu. C’est dans ce cadre qu’est proposé la création mondiale intitulée L’Ombre : il s’agit d’« une plongée inédite au cœur de la danse et de la réalité mixte » associant une musique originale d’Édith Canat de Chizy à une nouvelle chorégraphie de Blanca Li. Le concept est alléchant, et d’ailleurs il y a foule ! Dotés à l’entrée de casques spécifiques, les spectateurs sont invités à voyager pendant une heure dans un univers 100% immersif où le virtuel vient subtilement se greffer sur le réel (jusqu’à s’y fondre), les images et les sons électroniques se mêlant en permanence aux corps des six danseurs et à la vibration des percussions jouées live.

Le dispositif est pensé de sorte que chaque personne puisse construire sa propre expérience, debout ou assis, immobile ou en mouvement, avec son casque sur les yeux ou relevé parfois ; la plupart des gens choisissent de parcourir l’espace librement, au gré de leurs envies, et cela donne une sorte de chorégraphie à part entière, comme si le public constituait une masse énergétique d’électrons en mouvement à la fois autonomes et pourtant reliés – un des aspects du concept qui s’avère lui-même hautement fascinant.

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L'Ombre à l'Ircam
© Quentin Chevrier

Ce n’est pas la moindre des particularités attisant la curiosité et les sens. Outre le fait de pouvoir explorer visuellement à 360° l’ensemble d’une salle en constante métamorphose, la spatialisation du son très travaillée contribue à plonger le spectateur dans un espace-temps hors du réel où chaque indice façonne un monde onirique tour à tour attrayant et angoissant. Seul le percussionniste situé dans un angle de la pièce produit des sons réalisés hors électronique en activant les nombreux instruments à sa portée, construisant une atmosphère enveloppante à base de rythmes et de différents bruits venant s’ajouter aux bruissements de la foule vivante.

Plusieurs scènes se succèdent avec pour trame narrative structurante le conte d’Andersen ayant prêté son titre au spectacle, sans qu’une histoire soit construite de façon particulièrement explicite. Répartis en hauteur sur une structure métallique style échafaudage tout autour des spectateurs, les six danseuses et danseurs interviennent par intermittence, revêtus de costumes distincts pour chacune des sections. C’est d’abord une balade la nuit dans une grande ville qui initie le rêve, les immeubles se trouvant surplombés par une lune gigantesque, vraiment spectaculaire. Les corps physiques des six interprètes sont virtuellement rejoints par d’autres, qui effectuent les mêmes mouvements, ou évoluent de manière séparée en marchant ou en faisant quelque acrobatie.

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L'Ombre à l'Ircam
© Quentin Chevrier

Au début, il est difficile de distinguer qui est réel tant la coordination des items les uns avec les autres est réussie. Certains détails sont assez amusants : les (faux) chats qui parcourent la balustrade de long en large, puis à la scène suivante les personnages-chiffres composés de jambes et d’un signe mathématique en guise de tronc, ou encore les feuilles échappées de livres (toujours faux) qui s’envolent à travers le public…

D’autres moments sont franchement impressionnants : par exemple, lorsqu’un immense voilage bleu vient se déposer sur la foule puis, atteignant le sol, livre au regard une étendue marine à perte de vue… qui se transforme soudain en mer de nuages ! À cet instant précis, on ne parvient même plus à distinguer ses propres mains ou les autres autour de soi, comme si on était en lévitation dans le ciel !

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L'Ombre à l'Ircam
© Quentin Chevrier

Se terminant par la déambulation solennelle d’un cercueil écarlate qui cette fois ne peut traverser les corps (comme si c’était un objet réel), le spectacle réussit à séduire par son originalité et la qualité du dispositif imaginé. Pourtant, on ne peut s’empêcher de remarquer à quel point les émotions ressenties sont elles-mêmes peu réelles, oscillant entre émerveillement, fausse frayeur et désir d’exploration, sans compter que l’aspect chorégraphique s’avère complètement secondaire. Aussi inventive et sophistiquée soit-elle, la technologie immersive sera-t-elle jamais en mesure de réellement rivaliser dans le champ de la création avec la force du spectacle vivant ?

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