Chorégraphe new-yorkaise concevant des performances souvent intranquilles et toujours marquantes, Faye Driscoll s’ingénie à décortiquer les émotions humaines, en particulier les plus excessives. « Exister dans le chaos ne peut se faire sans prendre soin de soi, des autres et des relations », nous dit-elle. Présenté au Centquatre dans le cadre du Festival d’Automne, son spectacle Weathering illustre cette philosophie à l’aide d’une configuration quadrifrontale. Un choix intéressant : il permet d’instaurer une proximité renforcée entre les interprètes et le public, rend possible la rencontre visuelle entre les spectateurs eux-mêmes et ouvre une multitude de potentialités scénographiques.
Le prologue déjoue avec malice cette règle en laissant s’élever les voix des danseurs depuis les couloirs ménagés derrière les gradins, faisant pleuvoir sur le public un chapelet de mots chantés – « skin », « mouth », « tear », « blossom » – qui vont se révéler programmatiques. Sur ce fond choral, chaque artiste surgit à tour de rôle des coulisses et s’élance sur la scène carrée surélevée au sol mou, comme pour se faire connaître, puis le spectacle démarre véritablement.
D’un élan synchronisé, les dix corps quittent l’ombre en même temps et se retrouvent soudain ensemble sur la plateforme beige aux dimensions étroites, instable et inhospitalière. Les corps se figent une fois entrés sur le carré : plus rien ne semble bouger. On pense au célèbre Radeau de la Méduse de Géricault. Mais au bout d’un certain temps, on remarque que ce qu’on prenait pour de l’immobilité n’est en réalité que l’assemblage de plein de petits changements physiologiques, extrêmement discrets parce qu’extrêmement lents : une nuque en rotation a fait dévier l’angle d’un visage ; un genou qui fléchit peu à peu est en train de transformer une position initialement solide et verticale en posture inclinée et en tension ; globalement, les membres lâchent doucement, l’ensemble est en train de fondre.
C’est alors que la plateforme est mise en rotation par deux régisseurs, qui aspergent par la même occasion les interprètes et le public d'une sorte d'engrais. Bientôt, les respirations des interprètes se font plus audibles, les membres se meuvent plus franchement, les corps se prêtent à une évolution plus visible, qui va dans le sens du contact assumé avec l’autre et du déshabillage progressif. Une forme de désir émerge, mais n’est-ce que cela ? De la résistance apparaît ici et là, une lutte sous-jacente témoignant de liens dont la nature est plus diversifiée qu’il n’y paraît.
Alors que le temps de préparation a paru infini et que chaque nuance aurait pu constituer un signe, le dérapage survient sans qu’on s’y sente préparée. Des liquides organiques surgissent à plusieurs endroits, des vêtements tombent à terre un peu partout, la nudité quasi totale s’impose, ainsi que des expressions empreintes de jouissance ou d’épuisement. Certains danseurs se mettent à relayer les régisseurs dans leur mission de mise en mouvement de la plateforme scénique, et c’est là que se fait l’accélération soudaine, renforcée par un crescendo sonore bientôt nourri par des cris francs.
Un tourbillon visuel implacable remplace sans transition l’espace-temps qu’on pensait comprendre malgré ses bizarreries, tout va trop vite, les interprètes sont propulsés hors de leur zone de jeu à intervalles réguliers et y reviennent malgré tout – tout le monde titube, quelques-uns essaient de profiter de l’instant et prendre une pose inspirante, personne ne tombe malgré le chaos. Un sentiment électrique d’urgence et de perte de contrôle avale tout le reste pendant ce qui semble être une éternité (et ne constitue cependant que quelques minutes du spectacle !), jusqu’à ce que ce que le calme revienne, mais pas la normalité, deux trois corps quasi nus trouvant refuge sur les genoux de spectateurs déconcertés, presque sous le choc.

L’impression qui domine in fine ? L’ébahissement. Il ne s’agit pas d’un spectacle arborant un message explicite ; c’est la construction du propos chorégraphique en tant que telle, mue par une dynamique atypique, qui le rend spécial et mémorable. En outre, le moment le plus fort n’est pas celui qu’on croit : le tableau si statique a créé les conditions pour qu’affleurent en bataille pensées et émotions chez les spectateurs en les empêchant fermement de s’y soustraire. C’est déroutant, dérangeant et, pourtant, quand le danger surviendra et déclenchera une atmosphère à l’oppression sidérante, on se rendra compte de ce qui était précieux juste avant : ce qui se déchaînait était en nous, familier à défaut d’être discipliné. Cet avertissement vertigineusement implicite est d'une intelligence rare.

