« Il n'y a pas d'amour heureux ». C'est en substance ce que nous assène l'Opéra de Paris avec sa programmation estivale. Au Palais Garnier, le Barbe-Bleue de Pina Bausch montre les couples comme ils se cognent dans le vase clos de leurs névroses. Sur la scène de Bastille, c'est par suggestions et métaphores que le même propos s'impose avec l'inaltérable Lac des cygnes, dans la version psychanalytique de Noureev qui se vit d'emblée comme un rêve trouble.

<i>Le Lac des cygnes</i> à Bastille (ici, Paul Marque et Sae Eun Park) &copy; Ann Ray / Opéra national de Paris
Le Lac des cygnes à Bastille (ici, Paul Marque et Sae Eun Park)
© Ann Ray / Opéra national de Paris

La postérité du Lac des cygnes a d'abord été assurée par la partition envoûtante et onirique de Tchaïkovski, qui par moment tempête jusqu'à nous acculer aux confins du désespoir de la condition humaine. Vient ensuite l'esthétique magnétique des actes blancs avec leurs nuées de cygnes éplorés et leur clair-obscur bleuté. Plus accessoire est l'histoire, alors que c'est elle qui nous livre les clefs pour s'introduire dans la psyché de ses auteurs. Un prince tourmenté, dans le déni de la bassesse du réel, fantasme un amour sous la forme d'une princesse transformée en cygne par la malédiction d'un mauvais mage. La femme idéale y est divinité inaccessible, l'amour promesse impossible. La femme terrestre y est vice et tromperie et n'offre au mieux que l'eros, charnel, qui conduit à la mort. Une dualité datée et primaire qui doit son salut aux prouesses de ses interprètes au fil des siècles. 

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Le Lac des cygnes à Bastille
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Louée pour la finesse de sa danse et le travail délicat de ses bras, Héloïse Bourdon est l'un des cygnes favoris de la compagnie. La Première Danseuse choisit la retenue, propre à l'école de danse à la française, insistant sur des équilibres suspendus, des expressions sobres. En Odette (cygne blanc), elle demeure pudique et jamais totalement évanescente, comme pour laisser percer l'humanité en elle. En Odile (cygne noir), elle s'affirme davantage, regard taquin, sourire carnassier, technique plus imposante sans jamais oser l'outrance. Elle danse ce soir-là avec Jéremy-Loup Quer, son prince à la ville comme à la scène. Lui aussi s'illustre par un style dicté par la réserve, celui qui s'oppose à la démesure, au grain de folie russe. Qui est vraiment son personnage ? Le public ne le sait pas, lui non plus. Ne tranchant pas, il garde ainsi la porte ouverte par Noureev vers l'ambiguïté sentimentale du héros. 

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Le Lac des cygnes à Bastille
© Julien Benhamou / Opéra national de Paris

Car la relecture du chorégraphe nous lègue deux trésors : d'abord, elle réhabilite le rôle de Siegfried, devenu central, pour lui donner une épaisseur énigmatique digne de Louis II de Bavière voire de Tchaïkovski. Est-il sous l'emprise volontaire ou involontaire de son précepteur, figure tutélaire de noir vêtue (Thomas Docquir, implacable maître du jeu) qui est aussi le sorcier Rothbart ? Ensuite, elle signe un acte final époustouflant de beauté qui révèle une procession d'âmes perdues cheminant, explicite tel un chœur antique, vers une fin inexorable, à l'image des humains qui glissent chaque jour un peu plus vers la certitude du trépas. Cette conscience de la finitude hante l'œuvre en souterrain. Le rêve n'est pas échappatoire puisqu'il est mirage, le reflet cruel des peurs indicibles nichées dans notre inconscient.  

Tout n'est pas rutilant dans cette version de 1984. Les costumes de la Cour frôlent la ringardise. La pantomime par laquelle Odette raconte sa malédiction, inaudible, vient rompre la magie de la rencontre. La virtuosité des danses masculines alourdit le phrasé. Le Lac de Noureev gagnerait à être modernisé par petites touches. Mais son maintien au répertoire est réjouissant : syncrétique, il porte en lui toutes les inspirations, réelles ou supposées, depuis la création. Quand tombe le rideau, Siegfried, à terre, illustre bien ce vers d'Aragon : « et quand il croit serrer son bonheur, il le broie »

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