Comparaison n’est pas raison. Il n’empêche, si l’on revenait voir Giovanni Antonini au Festival de Lucerne, c’était bel et bien à la suite de la mémorable Création de Haydn donnée au début du mois d’août au Gstaad Menuhin Festival. Il Giardino Armonico et le NFM Choir remplacent le Kammerorchester Basel et le Chor des Bayeurischen Rundfunks. Les Saisons remplacent La Création. L’imposant KKL signé Jean Nouvel remplace la petite église de Saanen. Mais dans le fond, on reste avec Haydn, avec les mêmes partis pris artistiques, les mêmes idées musicales, et c’est le même coup de cœur qui opère !

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Giovanni Antonini dirige Les Saisons de Haydn au Festival de Lucerne
© Peter Fischli / Lucerne Festival

On redécouvre une œuvre maîtresse dans son incandescente fraîcheur, toute retraversée de nouvelles lignes de force, de relief permanent et de citations délicieusement illustratives par moments. Une œuvre météorologique, absolument actuelle où trois narrateurs, Simon, Lukas et Hanne, décrivent les beautés toutes virgiliennes de la nature qui les entoure. Il y est question de nuages, d’insectes, de soleil, d’orage qui vient, de travail des champs, des heures et des jours… La météo y est changeante : dans les ensembles, les cordes assombrissent le ciel là où les bois et les vents viennent chasser les nuages, dans un jeu de contrastes et de lumière que seul un orfèvre est capable d’orchestrer avec autant de précision et de nuances entre les différents pupitres. Entre hautes et basses pressions, vents contraires, ascendants et descendants, Antonini plane avec évidence dans ces œuvres de Haydn dont il se fait actuellement l’un des meilleurs hérauts.

Toujours plus inspiré et plus aérien, le chef italien parvient dans la cavatine estivale de Lukas à maintenir une plume en lévitation sur l’assise des violons. Un simple fil le relie à son orchestre tant la moindre intention est sitôt suivie d’un résultat. Il n’économise ni son énergie ni ses indications, s’épongeant régulièrement le front, proposant et dessinant sans cesse de véritables trouvailles : l’effet de neige au premier récitatif de Lukas, la sensible pluie estivale dont les légers pizzicati ronds et changeants nous donnent une délicieuse sensation de pétrichor, les danses paysannes rustiques et champêtres durant l’automne, l’extrême délicatesse et rigueur de l’hiver dans des pianissimos à peine audibles et pourtant très clairs, enfin et surtout l’incomparable partie de chasse durant l’automne où les tempos se retrouvent variés à souhait afin de goûter toute la théâtralité de ces instants cynégétiques sur fond de cors héroïques.

C’est que, question timbres d’instruments, l’acoustique ample, ouverte, claire mais directe du KKL laisse davantage d’espace au son que l’église de Saanen. Ce que l’on perd en proximité, on le gagne en grandeur. Ici, les instruments anciens d'Il Giardino Armonico offrent en richesse harmonique et de timbres ce qu’ils perdent en puissance : Le Jardin Harmonieux nous prouve qu’il reste virtuose en matière d’interprétation historiquement informée. En ce sens, dans le KKL, certaines articulations et silences acquièrent une valeur tout à fait sacrée : que d’expression et de ferveur dans le « o » de « Ewiger Gott », tenu en point d’orgue par un chœur ardent de toutes parts ! De sorte qu'alors que La Création revêtait presque un caractère profane (notamment dans le duo final entre Adam et Ève), ce soir, ces Géorgiques païennes deviennent seule émanation divine. Par monts et par vaux, c’est Dieu, là encore, qui souffle sur le monde.

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Giovanni Antonini, Florian Boesch, Anett Fritsch et Maximilian Schmitt
© Peter Fischli / Lucerne Festival

Comme à Saanen, Antonini peut compter sur le flegme et la complicité de Florian Boesch (Simon), dont taquin et espiègle semble être les deuxièmes prénoms ! Anett Fritsch (Hanne) met un peu de temps pour chauffer sa voix, puis offre de son impeccable soprano mozartien quelques-uns des très beaux moments de la soirée, comme dans sa cavatine de l’hiver où elle sculpte de parfaites tenues de notes dans un écrin de soierie, ou lors de vocalises aux confins du désir en conclusion de l’aria suivant. Maximilian Schmitt (Lukas) nous laisse d’abord perplexe, notamment dans le duo avec Hanne au printemps, avec un timbre quelque peu froid et distant, ne bénéficiant plus ici de la proximité de l’église de Saanen qui jouait à son avantage dans ce répertoire. On lui trouve une forme de tristesse qui jurerait presque dans ce manifeste joyeux. Jusqu’à sa cavatine citée plus haut, incroyablement mélancolique, offrant à compter de ce moment-là et jusqu’à la fin une place cohérente et émouvante, au milieu de tant de joie et de contemplation.

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