Alors qu’à l’autre bout de Paris se dévoile en toute lumière un Troisième Concerto de Rachmaninov essentiel sous les doigts de Leif Ove Andsnes dans une Philharmonie pleine à craquer, une autre grande et belle page du piano s’écrit en secret. Lukas Geniušas joue Rachmaninov à Cortot, une salle intime au charme ancien qui grince et craque entre les mouvements. On s’assoit seul en fond de balcon, on s’étale un peu, et on écoute en silence ce que l'artiste a à nous dire.

L’événement du soir est donc cette Première Sonate de Rachmaninov, œuvre méconnue et pourtant si bien servie par Mikhaïl Pletnev, Boris Berezovsky ou Nikolaï Lugansky. Geniušas joue la sonate dans sa version originale dont il est allé dénicher la partition dans les archives du Musée national de musique de Moscou. C’est-à-dire la sonate avant sa révision par Constantin Igoumnov et qui, sans comporter d'immenses modifications dans le discours, présente quelques différences notables : des mesures en plus, des textures qui changent, des transitions plus longues. Rachmaninov dit la même chose mais prend plus de temps pour le faire ! Le fait de jouer cette sonate dans sa version originale dit beaucoup de la personnalité timide du compositeur et de la révérence d’une génération d’interprètes qui, l’année où l'on célèbre les 150 ans de sa naissance, l'érige définitivement comme clé de voûte du répertoire pianistique. Cette génération joue tout Rachmaninov et cherche l’intuition première du compositeur, non la version révisée par un interprète, aussi génial soit-il.
C’est presque faire injure à Geniušas que mentionner que toutes les bases d’un Rachmaninov réussi sont là. Le phrasé n’est jamais larmoyant, et si la structure de la sonate est complexe et son exécution techniquement hallucinante, la musique est simple et directe. Le pianiste nettoie l’œuvre de toute sentimentalité inutile. Dans les terrifiants climax, Geniušas fait entendre une profusion sonore qui ne passe pas par un lyrisme exacerbé ou une puissance électrique mais par un son massif, plein et volumineux, au service d'un discours toujours clair. Dans le mouvement lent, la main gauche toujours présente fait entendre une pulsation permanente. L’attention à la construction est évidemment irréprochable, et Geniušas ne dévoile son incroyable puissance sonore qu’à deux reprises, dans les basses du premier mouvement jouées poings fermés puis dans le finale.
On en oublierait presque d'évoquer les Impromptus de Schubert, dont Geniušas habite puissamment les deux cycles depuis plusieurs saisons maintenant. Ce soir, les D.899. L'interprète nous présente un idéal de concentration, de rigueur et de dépouillement. À partir de ce bloc de marbre, Geniušas sculpte l’œuvre tantôt avec une pointe de sophistication (la variation avec l’accompagnement en doubles croches qui émerge de si loin dans le Premier Impromptu), tantôt avec un ton altier (le premier thème du Deuxième Impromptu qui contraste avec la voix dure de la section centrale). Ici la violence ne passe pas par une théâtralisation du discours mais par sa concentration, par la densité et l’intensité mises alors que les dynamiques restent assez restreintes.
Geniušas se permet une petite improvisation depuis laquelle il fait émerger le Troisième Impromptu. Ce moment a le mérite d’être une petite pause pour l’interprète, de faire une transition entre deux atmosphères et de renforcer le caractère littéralement impromptu d’une musique qu’il faut à tout prix éviter de muséifier. Et puis c’est beau, c’est juste beau.
Joué comme un bis avant l’heure, ou comme un point final au cycle des Impromptus, le Menuet D.600 présente lui aussi un sommet de dépouillement tout juste rehaussé par une minuscule pointe de sophistication dans la main gauche et les trilles. Un rien qui fait toute la différence.
On a tous un dessert favori. Geniušas, c’est le Prélude en sol mineur de Leonid Desyatnikov. On aurait dû probablement s’arrêter là, après ce prélude, après une miniature de Godowski et l’Étude op. 10 n° 5 de Chopin, mais le public de Cortot n’a pas laissé partir le pianiste. On aura une petite merveille en plus, la Valse D.145 n° 6 de Schubert dans une version qui est une improvisation plus qu’un arrangement. Une ligne supplémentaire, une décantation, une décontraction ultime et un raffinement… et voilà que Geniušas se met à jouer comme Pletnev pendant les bis !