À une quinzaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, Riom est une petite ville bâtie au pied de la Chaîne des Puys. Son petit centre historique frappe par son uniformité : ses façades sombres en pierre de Volvic – une roche volcanique – forment un bloc compact. À quelques pas les unes des autres, on découvre la basilique Saint-Amable, la tour de l’Horloge, la Sainte-Chapelle et une série de façades sculptées qui témoignent de la richesse de la ville à la Renaissance.

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Riom et sa tour de l'Horloge
© David Frobert

Du haut de ses 39 éditions, le festival Piano à Riom s'inscrit chaque année un peu plus dans ce décor à l’unité chromatique. En ce mardi soir, c’est au pianiste Jean-François Heisser d’y apporter de la couleur depuis la Salle Dumoulin, pour une balade à travers trois ambiances : des forêts germaniques chères au romantisme, la chaleur accablante des « Oiseaux tristes » de Ravel, l’Espagne des danses telluriques de Falla et Albéniz.

Schumann ouvre la soirée avec les Waldszenen. Heisser adopte d’emblée une approche polyphonique : il fait monter les harmonies plutôt que de laisser la mélodie dominer. Rien ne chante vraiment : les motifs s’accrochent les uns aux autres en petites chaînes souvent inachevées, comme des phrases suspendues. Cette lecture met en avant la charpente harmonique du cycle, essentielle chez Schumann.

Dans Le Merle noir de Messiaen, les blocs d'accords massifs peinent à prendre de la place dans l'acoustique sèche de la Salle Dumoulin. Les contrastes sont durs à aller chercher pour installer un climat halluciné qui fait ressortir le chant du merle. Ravel suit avec « Oiseaux tristes », d'un rubato millimétré, maîtrisé par Heisser – trop large, la pièce s'effondrerait ; trop raide, elle perdrait de sa langueur et de son charme.

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Jean-François Heisser au festival Piano à Riom
© Hervé Le Clanche

L’Espagne de Manuel de Falla (Fantasía bética) et d’Albéniz (Iberia, 3ᵉ cahier) se présente ensuite sous un jour dur. Il faut bien sûr évoquer la difficulté absolue de ces pièces splendides à la beauté dévastatrice. Heisser en a une vision noire, brute. Mais après tout, en Espagne, la beauté n'est pas si évidente qu'en Italie ou en France, elle naît de la friction. En bis, la Mazurka op. 50 n° 3 de Chopin. La vision de Heisser de cette pièce répond finalement aux pages espagnoles : c'est la mazurka la plus brute, celle d'un déchirement assumé, presque d'un cri de douleur.

Le lendemain, nous parcourons Riom sous ce soleil andalou qui brillait la veille Salle Dumoulin. La chaleur fait suinter les pierres noires, brûlantes au toucher. C’est le jour de la clôture du festival, marqué par un concert de premier plan : la pianiste Suzana Bartal, directrice artistique, partage la scène avec Diyang Mei, alto solo des Berliner Philharmoniker.

Beethoven pour commencer, avec ses variations sur l’air « Bei Männern, welche Liebe fühlen » de La Flûte enchantée. Rien d’héroïque ici : tout se joue dans un salon, à hauteur de voix. Le thème, simple comme une confidence, ouvre la porte à sept petites variations où la tendresse côtoie la mélancolie, puis la jubilation. Le duo nous offre un moment de lévitation lors de la quatrième variation, le passage du majeur au mineur. Suzana Bartal l'ouvre avec une classe immense, suivie de l'alto de Diyang Mei qui tient la ligne comme une voix qui retient ses larmes. Et quand revient le mode majeur, tout se détend, et le sourire mozartien se poursuit jusqu'à la dernière note.

Suzana Bartal et Diyang Mei au festival Piano à Riom © Hervé Le Clanche
Suzana Bartal et Diyang Mei au festival Piano à Riom
© Hervé Le Clanche

Suzana Bartal retrouve la scène seule pour la Sonatine de Ravel. Chaque œuvre pour piano de Ravel présente des impératifs presque singuliers à l'interprète : la Sonatine gagne à être éloignée d'une approche qui se veut trop impressionniste, trop expressive. On a sous les doigts de Suzana Bartal tout ce que l'on aime dans cette œuvre : de la clarté, de la probité, de l'honnêteté, de la droiture – ces qualificatifs semblent presque contre-intuitifs chez Ravel, et pourtant ! L'équilibre est ici si difficile à trouver, il y a une pudeur immense dans ces pages, un détachement pour se protéger du drame que la musique contient. Le « Modéré » a une direction claire, le discours n'est pas noyé dans les textures. Le menuet a du corps, une simplicité d'élocution très à propos. Suzana Bartal opte pour un finale tragique, romantique : superbe !

S'ensuit la Rhapsodie pour alto et piano d'Éric Tanguy, que Suzana Bartal avait mis en garde avant la composition de l'ouvrage – « ne me fais pas une partie d'accompagnement simpliste ! » La pianiste aura été servie : l'instrument est tour à tour narrateur et metteur en scène. Il renouvelle sans cesse les décors changeants entourant la course effrénée de l'alto. Mais l'acteur principal du drame est bien Diyang Mei. Cette course commence paisiblement, avec l’éveil de l’alto, puis le soliste des Berliner fait voyager l’auditeur d’une nervosité électrique à un calme méditatif. Il libère une puissance fière puis, quand le piano se retire, il reprend son souffle dans l'inquiétude et l'urgence. L'art du storytelling dans une rhapsodie donnée en forme de dérive ou de fuite, dans un paysage en continuelle reformation.

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Diyang Mei
© Hervé Le Clanche

Un monument pour finir : la Sonate op. 120 n° 1 de Brahms. Le duo trouve la juste distance qu’exige ce Brahms tardif, tâche délicate... Mal servie, l'œuvre tourne vite au mielleux ou, au contraire, à l'impénétrable : rien de tel ici. Aucune acoustique, aussi sèche soit-elle, ne résiste à l'alto de Diyang Mei. Il y trace un sillage sombre, tenu, généreux : un son large, présent, même dans les passages piano qu’il allège jusqu’au murmure sans perdre la projection.

La salle applaudit longuement les deux musiciens, puis les bénévoles que Suzana Bartal fait saluer aux côtés des artistes sur scène. « Sans eux, pas de festival ! », rappelle Patricia, administratrice du festival depuis trente ans.


Le voyage de Rémi a été pris en charge par le festival Piano à Riom.

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