C’est toujours un bonheur de découvrir un excellent pianiste ! Entrer dans une salle, s’asseoir face au piano, laisser le profil sonore se dessiner mesure après mesure, découvrir les intentions de l'interprète, ses qualités naturelles, mesurer le champ des possibles… Après le Feuillet d’album de Marie Jaëll, les présentations sont faites entre les (quelques) auditeurs présents au Temple du Foyer de l’Âme et Mirabelle Kajenjeri qui fait montre d'une superbe facilité de projection, d'une élégance de ton et d'un son dense. Enchanté !
On le sait, tant de choses entrent en compte pour pouvoir remplir une salle à Paris, bien plus que la simple qualité d’un interprète et un bon travail du producteur. Ne sont à blâmer ni les qualités instrumentales de Kajenjeri, ni l’exigence et l’intelligence de l'association Jeunes Talents dans la programmation de sa saison et de son festival, qui a l’ambition de proposer 19 concerts à Paris et en Île-de-France en juillet. Les coupables de ce faible remplissage sont plus sûrement un beau ciel bleu, la date du 17 juillet, et puis peut-être aussi ce (superbe) programme Jaëll-Ravel-Rautavaara-Kreisler/Rachmaninov qui ne parle probablement pas au plus grand nombre.
Mirabelle Kajenjeri ouvre chaque pièce d’une courte prise de parole. Elle nous présente donc Ravel et ses Miroirs, en précisant que le compositeur ne se considérait pas comme un impressionniste. Il y a peut-être d’ailleurs un narratif à mettre au point, où il ferait sens de l’appeler et de le jouer comme le dernier des romantiques ? La pianiste nous signale aussi la volonté d’exactitude et de précision que Ravel avait dans son écriture, et c’est de toute évidence dans cette veine-là qu’elle nous présente « Noctuelles ». Kajenjeri présente un geste net et aiguisé, permis par une conduite du son et une éloquence superbes.
Les premières notes d’« Oiseaux tristes » ne sonnent pas « très doux », ni pianissimo, mais celles de Perlemuter l’étaient-elles ? Elles captent l’attention par leur projection et leur décontraction. Nous sommes impressionnés par les nuances que la pianiste arrive à aller chercher à la fin d’« Oiseaux tristes » comme à la fin d’« Une barque sur l’océan », au retour du thème murmuré, venant du fond du piano. Le Temple du Foyer de l’Âme présente une belle acoustique, le Steinway de 1897 sonne puissamment et superbement ici ; une telle présence demande une attention de chaque instant pour créer le discours et aller chercher les nuances. Mirabelle Kajenjeri y arrive aisément, notamment dans ce tapis sonore qu’elle crée dans « Une barque sur l’océan » au tempo retenu, avec un tel contrôle sonore, un legato et un sens du détail qui force l’admiration. L'« Alborada del gracioso » est bien, comme le demande le titre, ce mouvement d’un divin bouffon, par ses jeux sonores, son immédiateté de son, son urgence, son déséquilibre. La « Vallée des cloches » impressionne enfin par la domination sereine du discours.

La présentation de la Sonate n° 2 d'Einojuhani Rautavaara est plus que bienvenue. Kajenjeri nous raconte l’expérience mystique de ce compositeur finlandais sur l’île de Valaam qui abrite un monastère orthodoxe, et évoque une esthétique « néo-classique »… Le climat est posé ! La pianiste accentue le côté percussif du premier mouvement, mais réussit l’exploit d’obtenir un son qui n'est jamais électrique, jamais massif, ce que permet la densité et l'assise de son jeu. C’est un phénomène paradoxal car on sent la puissance monumentale de l’interprète, mais celle-ci passe par un souffle, par cette percussion gardée dans un espace sonore restreint.
Le second mouvement s’ouvre avec une décantation superbe du discours sous les doigts de la pianiste et prend vite une tournure plus monumentale. On sent la passion que Kajenjeri a pour cette œuvre, elle qui dit en être tombée amoureuse lors d’un concert auquel elle assistait. On comprend l’intention de nous transmettre la puissance tellurique d’une œuvre spectaculaire, de nous faire entendre cet édifice immense.
Liebesleid et Liebesfreud, transcriptions de Kreisler par Rachmaninov, ferment le programme comme deux bis avant l’heure. La pianiste fait preuve une nouvelle fois d’une virtuosité irréprochable, mais nous offre deux pièces d’un profil un peu massif, où le ton aristocratique et altier semble un peu lointain. Nous nous quittons sur I Got Rhythm de Gershwin, où le rebond naturel de Kajenjeri fait encore des merveilles.