À peine avons-nous quitté Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheus après la Grande Messe en ut mineur donnée fin mars que ces spécialistes du domaine baroque reviennent déjà à la Chapelle de la Trinité, à Lyon, pour un spectacle de la plus grande envergure, profane cette fois-ci : l’Orlando furioso de Vivaldi. Et on en redemanderait même : la reprise de l’œuvre, enregistrée en 2004 et déjà remise sur le métier en 2011, témoigne d’une maturité rare et d’une complicité féconde du chef et de son ensemble, qui se sont associés des solistes particulièrement convaincants. Jean-Christophe Spinosi n’a pas besoin de diriger, en tout cas pas au sens classique du terme, pour se faire comprendre. Les impulsions et attentions qu’il prodigue à ses instrumentistes peuvent prendre les formes inédites d’un coup d’épaule, de hanche ou d’une danse sur le plateau ; si un pupitre l’attaque alors sournoisement par derrière, qu’importe ? Seule compte la conduite magistrale de l’œuvre, jamais lâchée, toujours inspirée.

Carlo Vistoli
© Nicola Allegri

Dans le rôle-titre, Carlo Vistoli est éblouissant. Sa voix de contre-ténor remarquable, à la tessiture parfaitement homogène, est alliée à une technicité qui donne accès à toutes les facettes qu’un Roland en fureur amoureuse doit exprimer : surprise, pathos, amour, courroux. Son timbre est très dense et présent, teinté de miel et surtout, chose rare, il possède la puissance pour porter ce rôle de protagoniste omniprésent. Il faut dire qu’il est excellent acteur aussi, qualité qui perce dans l’épisode de sa fureur à l’acte III, lorsque, outré de la perfidie d’Alcina, il la raille à moitié en italien, à moitié en français, au grand amusement du public.

Le rôle d’Angelica, l’objet des désirs rolandiens, est tenu par une Ana Maria Labin sublime. Tout aussi expressive que Carlo Vistoli, elle se sert des ports de voix les plus subtils pour signifier ici une démarche séductive, là son parfait dédain pour son prétendant. Sa voix cristalline est magique dans ce répertoire et elle est, parmi les solistes, celle qui a la plus grande maturité et la technique la plus époustouflante. Volubile, lui aussi, le contralto de Benedetta Mazzucato au timbre mystérieux : l’Alcina qu’elle incarne est tout aussi espiègle que diabolique, aussi amoureuse que furieuse. 

Luigi De Donato, dont nous avons entendu au même endroit la basse qui fait autorité dans la Messe en ut, assure solidement la partie d’Astolfo. Quant à Margherita Maria Sala, elle rend très crédible l’indignation de Bradamante face à l’infidélité de son mari Ruggiero. Dans le grand air de celui-ci, Filippo Mineccia, très léger, est précédé d’une partenaire remarquable au traverso, Julie Huguet, qui s’acquiert à juste titre une place aux côtés des chanteurs lors des saluts : il faut avoir entendu ses ornementations, ses évolutions de timbre et ses répliques données au contre-ténor ! Cette pièce magnifique est aussi l’occasion de prêter une oreille plus attentive aux instrumentistes qui composent l’ensemble, par exemple au théorbe délicat de Kseniya Ilicheva ou au clavecin réactif de Stéphane Fuget. On ne peut clore la liste des solistes sans avoir évoqué Adèle Charvet. Mezzo investissant le rôle travesti de Medoro, amant et mari en devenir d’Angelica, elle a une maîtrise parfaite de sa tessiture, que la partition et ses ornementations virtuoses poussent aux pôles opposés, graves et aigus, assurés avec un charme égal.

Sans même que le maestro le précise – il rend hommage aux Grands Concerts comme « le plus bel exemple en France d’une saison musicale portée par une association » –, on sent l’irrésistible joie des musiciens et chanteurs à produire ce Vivaldi ensemble ce soir. Il va de soi que nous reverrons Jean-Christophe Spinosi et l’Ensemble Matheus la saison prochaine : le Stabat Mater et le Salve Regina de Pergolèse attendront le public de la Chapelle de la Trinité en mars 2024, ainsi que le Requiem de Mozart, en avril. Qu’on se le dise !

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