La venue à Paris de Riccardo Muti, compte tenu de sa récente démission d’un Opéra de Rome en déroute, et de son Chicago Symphony Orchestra, un des fameux « Big Five » américains, était comme il se doit un événement autant mondain que musical. Seul L’Oiseau de feu figurant au programme aurait pu déplacer les foules si le chef n’avait pas, par sa seule présence, fait d'emblée salle pleine. Pleine, oui, totalement, comme c’est rare de le voir à Pleyel, et ce malgré le changement d’heure le matin même.
Des bravos fusaient déjà à l’entrée de Muti sur scène. Il vient rarement, chez nous, il faut bien le dire. Les tristes circonstances que l’on sait rendaient l’auditoire à la fois compatissant et admiratif du courageux maestro. Mais, bien loin de la crise italienne, c’est avec une ouverture mi-anglaise mi-russe que le concert débuta.
Pleyel se tut : La Tempête de Tchaïkovsky, d’après la pièce éponyme de Shakespeare, s’ouvre dans un pianissimo sombre et mystérieux. « La mer », écrit le compositeur, qui peint dans les premières mesures une superbe marine d’arpèges ondulants aux cordes et de souffle lointain aux vents. Puis vient la tempête, les éclairs tombent sur une mer déchaînée par les bourrasques, le bateau est malmené par les éléments qui s’affrontent avec violence. Viennent se greffer les aventures shakespeariennes et palpitantes de l’elfe Ariel, du monstre Caliban et de sympathiques mortels, avant que le calme ressurgisse finalement et que la mer retourne à sa plénitude originelle… Mais la pièce est d’abord l’occasion pour le compositeur de peindre des paysages envoûtants qui l’amènent à un romantisme bien plus occidental que celui que nous connaissons : Tchaïkovsky s’y fait terriblement anglais. Muti, quant à lui, s’y fit terriblement discret, pressé comme nous tous d’enchaîner l’ouverture, non dénuée pourtant d’invention ni d’intérêt, au morceau de maître : L’Oiseau de feu.
Ô temps, suspends ton vol ! Dès l’introduction de la suite, dans la version de 1919, Pleyel est plongée dans un espace nouveau. Un espace au fin fond des plaines de Russie, celles des légendes, celles qui n’ont jamais existé. Pas la Russie païenne du Sacre, non : une Russie imaginaire, hors du temps, qui ne prend forme dans nos esprits et nos oreilles que par la seule présence du chef. Sans grands gestes, sans bouger parfois, il obtient de son orchestre des textures inconnues, des reliefs irréels, des formes fantastiques. De la petite virgule de clarinette, ciselée au millimètre et ne semblant pourtant être qu’une respiration, aux cris d’oiseaux des bois qui semblent piailler de concert ; de la ronde des princesses que l’on croit voir danser sur scène aux barrissements éléphantesques des trombones ; de la berceuse du basson, venue d’ailleurs (et sûrement pas d’un basson) au cor suspendu du final : on ne voit plus l’orchestre, on plonge au cœur de la musique. Les tempos sont contrastés, entre une introduction très lente et une danse infernale très rapide (dont le seul reproche est qu’elle eut tendance à ralentir — paradoxal pour une danse infernale), mais toujours justes : l’extrême précision des intonations et des timbres les rend parfaitement naturels. Et c’est sans un seul geste que Muti obtient de son orchestre le piano subito et le crescendo du dernier accord : il est là, debout, devant eux, et vers lui convergent toutes les forces musicales. Pleyel se résout à rompre ce moment par des applaudissements déchaînés, à la hauteur du miracle.