Devant un public euphorique, le West-Eastern Divan Orchestra a célébré la musique hispanisante sous la bienveillance de Daniel Barenboim. L'orchestre, qui rassemble de jeunes musiciens aussi bien d’Israël que des pays arabes, semblait en effet avoir rapporté de sa tournée estivale en Argentine quelques souvenirs encore intacts, partagés avec entrain.
Avant-même que les lumières ne s'éteignent, l'excitation des musiciens comme du public est palpable. Dans un Royal Albert Hall immense et frénétique, Daniel Barenboim se fait attendre par quelques tentatives d'applaudissements isolées et sourires détendus. Sans transition notable, l'ouverture des Noces de Figaro, oeuvre à part entière dans l'opéra-bouffe subversif de Mozart (1786), vient prolonger cette atmosphère festoyante dans un bouillonnement de virtuosité. La battue suspendue de Barenboim s'accompagne de grands déplacements sur son podium, comme s'il pénétrait chacun des pupitres pour y donner des indications simples et claires. A tel point que l'on distingue, dans un son d'ensemble homogène et aérien, chaque note, chaque instrument ; des bourdonnements malicieux des cordes aux legatos brillants des vents qui leur répondent. On est ce soir-là face à un orchestre qui lévite, emporté par une complicité semblable à de la franche camaraderie. Daniel Barenboim l'accompagne discrètement, sous un œil bienveillant, paternel presque.
Les deux créations qui suivent, Resonating Sounds et Ramal, sont des commandes de l'orchestre, respectivement aux compositeurs israélien Ayal Adler et syrien Kareem Roustom.
L'effectif alors quasiment doublé ne l'empêchera pas : l'orchestre est soumis dans Resonating Sounds à la même sorte d'apesanteur. Les musiciens agglutinés jonglent ensemble avec échos et harmoniques. Ils parviennent à faire exister, vivre, circuler même, le son, que l'on peut quasiment voir se déplacer sur la scène, impulsé par les timbales énergiques et transporté en spirale jusqu'au piano central. Si Daniel Bareboim semble lui-aussi suivre du regard ces réminiscences sonores, sans réellement chercher à les contrôler, il opte pour une direction plus énergique dans Ramal. Le motif à la métrique alternée en /o//o/o – /o//o – /o//o/o – /o//o/oo (les « / » désignant les temps accentués) se répète dans un crescendo qui préfigure subtilement le Boléro, et rend à ce programme pour ainsi dire international la cohérence qu'on lui cherche. A la fois mouvementée et silencieuse, poétique et mélodique, polyphonique et verticale, en demi-teinte et profonde, cette œuvre contrastée est du sur-mesure pour les musiciens du West-Eastern Divan Orchestra, qui, aussi bien érudits qu'émerveillés, s'amusent.
La suite prendra des allures de fiesta. Les quatre célèbres pièces orchestrales de Ravel – la Rapsodie espagnole (1908), les deux pièces initialement pour piano Alborada del gracioso et Pavane pour une infante défunte (respectivement réorchestrées en 1919 et 1910), et le Boléro (1928) – s’enchaînent comme une seule et même symphonie espagnole. Des pianissimo des cordes en sourdine qui ouvrent la Rhapsodie espagnole aux derniers éclats alternés du Boléro, les notes se rejoignent sur un même plan sonore tout au long du crescendo. Et si la progression des nuances est remarquable, la décontraction des musiciens qui l'accompagne est tout aussi explicite. Daniel Baremboim laisse progressivement la magie des regards complices et des acquiescements opérer, sans trop intervenir mais en gardant toutefois un œil rassurant sur ses jeunes musiciens. Adossé à sa rembarde et sans partition, parfois les bras croisés, donnant souvent quelques départs et interpellant ocasionnellement certains pupitres, il contemple, non sans satisfaction, et se repose sur les talents qui lui font face.
Et il le peut, car ni les rares déséquilibres dans les tuttis, ni les légères approximations des cuivres - notamment chez les trompettes qui manquent de précision rythmique dans l'Alborada, ou chez les trois saxophones qui reprennent successivement le thème du Boléro dans un timbre accidenté - ne viendront perturber cette alchimie parfaite. Elle incarne chaque phrase, tant dans l'euphorie des motifs rythmés, que dans les lamentations des cuivres et des cordes de la Pavane, laissant systématiquement l'audience entre respect, admiration, et extase.
Pour un autre tour de folie, le public peut se régaler de l'intégrale des interludes orchestraux de l'autre monument hispanique du répertoire français : Carmen. Cette série de bis s'invite ainsi au programme comme une troisième partie à part entière. Hautbois, flûte, et basson, surtout, rayonnent successivement dans les trois entr'actes, qu'un « c'est fini » (en français dans l'orchestre) déposé sur les trois dernières notes vient chaleureusement achever. Avec ironie, Daniel Barenboim quitte ensuite la scène pour l'ouverture, allant admirer ses musiciens et inviter le public à les accompagner, depuis un fauteuil dans la salle.
Avec un arrangement du tango « Firulete », ornemental et flamboyant comme son nom l'indique, le West-Eastern Divan Orchestra partage un dernier plaisir avec le public conquis et déjà nostalgique. Que l'on ne s'y méprenne pas, il ne s'agissait pas ce soir-là de la dernière des Proms mais bien du passage fanfaronique d'un orchestre cosmopolite qui n'a pas fini d'éblouir.