Il est des endroits où le temps semble suspendu. L’abbaye de Silvacane située à La Roque d’Anthéron en fait partie. Entre ses champs qui s’étendent à perte de vue, ses effluves d’herbes aromatiques ou bien encore sa pierre blanche qui cache quelques fresques d’époque, ce décor datant du XIIe siècle a tout pour dépayser. Maître mot de la soirée, le dépaysement s’invite également au cœur de la programmation du Festival international de Quatuors à cordes du Luberon conviant pour l’occasion le Quatuor Béla et le duo Sabîl autour des « Nuits d’Orient ». Au programme, quelques-unes des envoûtantes pièces d’Ahmad Al Khatib et de Frédéric Aurier dans le double rôle de compositeurs et interprètes.
Au traditionnel effectif du quatuor se mêle ce soir l’oud et les percussions orientales. Ce métissage culturel et temporel promet un concert de haut vol, sublimé par l’architecture romane de l’abbaye. Dès 18h30, les musiciens s’installent dans un coin du cloître, le public étant réparti sur les deux galeries adjacentes. Tout commence par la sonorité pincée de l’oud, qui entonne une mélodie à micro-intervalles. Se prépare alors une véritable invitation au voyage, à laquelle s’ajoutent progressivement les cordes frottées et la percussion. Plein cap sur les harmoniques sifflés et autres ondulations mélodiques qu’arbore La Trilogie du Maqâm composée par l’oudiste Ahmad Al Khatib. Coordonnés et à l’écoute, les artistes communiquent de multiples montées en tension accompagnées de phrases tournoyantes encourageant l’audience à risquer quelques mouvements de danse. Alors que la chaleur bat son plein, les spectateurs chérissent la fraîcheur amassée par la pierre de la bâtisse. À de rares occasions, une formation de mirages de la patrouille de France dont une base aérienne est située non loin vient ponctuer le discours des solistes, non sans provoquer quelques rires...
La majorité des pièces présentées comportent un passage virtuose, laissant à chacun la possibilité d’exprimer l’étendue de ses capacités instrumentales. Parmi les morceaux de bravoure proposés, on admire particulièrement les propositions du percussionniste Youssef Hbeisch, seul interprète à ne pas disposer de partition et à user de ce fait de tournures improvisées. N’hésitant guère à varier les timbres utilisés, son vaste instrumentarium se compose notamment de sonnailles accrochées à son pied, d’un bendir (tambour sur cadre provenant d’Afrique du nord) ou encore d’une darbouka. On se délecte de la large palette de gestes qu’il emploie à l’image du frottement avec la paume de sa main dans le duo Exode écrit par son camarade de jeu.
Du côté des cordes frottées, on salue les textures rugueuses explorées par le violoncelliste Luc Dedreuil qui reflètent de manière sonore la pression du geste. Les pièces s’enchaînent, à l’instar du Lamento d’Aurier, où le jeu bruité se mêle au continuum lisse d’une nappe de cordes. Tous les morceaux ont en commun la démonstration d’une savoureuse ambiguïté métrique sublimée par les musiciens lors des pages à la pulsation irrégulière. Le point culminant de la performance reste le soin apporté à l’élément rythmique, hypnotique et vecteur de la transe, particulièrement présent dans Ghnawa.
Captivant du début à la fin, cette invitation au voyage aura convaincu l’audience de l'intérêt d'avoir croisé les musiques d'Orient et d'Occident.
Le voyage de Manon a été pris en charge par le Festival de Quatuors du Luberon.