Il y eut le Brexit, il y eut le Covid-19, mais nos irréductibles voisins grand-bretons du London Symphony Orchestra sont là et bien là, prenant place progressivement dans cette grande salle Pierre Boulez qu’ils connaissent si bien. Et autour d’eux les balcons se remplissent encore, d’une foule joyeuse qui sent la fin de saison et le début des vacances estivales… Ce rassemblement digne d’une Fête de la musique avant l’heure réservera une ovation franche et touchante à Betsy Jolas, à l’issue d’une première partie qui se sera achevée sur ses Histoires vraies, fragments musicaux autobiographiques aussi poétiques que ludiques. La trompette de Håkan Hardenberger a soufflé un post-jazz aux éclats lumineux – formidablement reflétés par le trompette solo du LSO – tandis que Roger Muraro a coloré son clavier d’une palette messiaenesque de premier ordre. Avec très grande classe, Sir Simon Rattle ne s’est pas contenté de saluer la compositrice : il est descendu de scène pour remonter jusqu’au sixième rang et embrasser la Queen Mother de la musique classique.
La première partie de concert s’achève ainsi et c’en est presque dommage, l’entracte venant rompre un fil conducteur du plus bel effet. En ouverture du concert, Wagner a suivi Atmosphères sans interruption, et la polyphonie saturée de György Ligeti, remarquablement rendue par un LSO grouillant et polymorphe à souhait, a génialement introduit le prélude de Lohengrin à la façon d’un Big Bang symphonique : quoi de mieux que cette dilatation irréversible des timbres de l’orchestre pour aboutir aux harmonies consonantes du monde wagnérien ?
Si cette jonction Ligeti-Lohengrin est idéale pour éveiller l’auditeur à l’écoute, elle n’est pas moins indiquée pour les musiciens qui profitent de la tempête labyrinthique d’Atmosphères pour naviguer ensuite avec aisance dans le flot wagnérien. Impossible chez Ligeti de se reposer sur un voisin de pupitre : chaque instrument a sa partie ! Cette autonomisation extrême amène les musiciens à transformer leur LSO en un vaste ensemble de musique de chambre qui s'écoute à merveille et que Rattle dirige à peine. En bon capitaine de navire, le maestro britannique infléchit parfois le cap en précisant un phrasé, vérifie de temps à autre les cordages en poussant les contrebasses dans leurs pizzicati, prend un peu de recul sur le podium pour mieux sentir l'allure de son vaisseau, cors toujours solides et ronds, trompettes et trombones éclatants. Libre, confiant, l’orchestre s’épanouit et les harmonies de Lohengrin avec. C’est somptueux.
Après l’entracte, le concert prend un tour plus traditionnel avec la Deuxième Symphonie de Brahms, ouvrage familier des secondes parties de soirée. Le navire LSO n'est cependant pas moins beau. Parfaitement guidées par un octuor de chefs de pupitres aux aguets, toutes les cordes profitent de l’écriture riche pour se couvrir de gloire à chaque thème : si les violoncelles obtiennent la palme du chant, on restera particulièrement impressionné par l’homogénéité facile des premiers violons. Côté vents, les solistes sont éloquents sans le moindre effet de manche ; tous les contrechants, même les plus brefs, font l’objet d’un soin admirable dans le dessin. En confiance dans cette œuvre qu’il dirige par cœur, Rattle lâche la bride encore davantage pour se concentrer sur l’itinéraire d’un phrasé au (très) long cours, rendant le discours brahmsien particulièrement fluide. Anticipant les événements musicaux pour mieux soigner les transitions ou les ponctuations les plus importantes dans la forme générale des mouvements, le chef se révèle un architecte épatant et clarifie la structure du lourd édifice symphonique sans effort.
On se permettra de regretter en revanche qu’il ne s’attache jamais à contenir ses troupes pour mieux hiérarchiser les voix, et que le chant des cordes ne soit pas davantage articulé ; dans cette cathédrale pour orchestre qu’est la grande salle Pierre Boulez, la densité orchestrale du texte brahmsien paraîtra plus d’une fois sacrément calorique. Pas de quoi faire véritablement la fine bouche cependant, devant une orgie sonore d’une telle qualité… D'autant que le maestro et ses troupes auront la belle idée de servir en guise de digestif un bis d'une grande finesse : avec sa dentelle sonore et sa flûte solo au timbre idéal, doucement voilé, la Pavane de Fauré est venue parachever le menu d'une fort belle soirée.