En toute logique, les musiciens du Scottish Chamber Orchestra devraient pouvoir jouer les yeux fermés la Troisième Symphonie de Mendelssohn, au programme ce soir à la Halle aux grains. Non seulement car cette symphonie est comme eux « Écossaise », mais aussi parce qu’ils l’ont enregistrée il y a six mois avec leur directeur musical Maxim Emelyanychev. L’Andante initial patine un peu, mais l’entrée des violons à l’unisson donne un élan qui débloque tout. La conduite de l’orchestre est juste : Emelyanychev sait créer du suspens et de l’attente dans les transitions, garder une réserve audible dans les fortissimos, développer un ambitus expressif impressionnant. Il privilégie les contrastes dramatiques et les ruptures à la tenue d’un discours équilibré classique. Les cuivres sont parfaits, à leur juste place, ni clinquants ni absents, particulièrement au Vivace où l’articulation ultra précise fait merveille dans une virtuosité collective. Pendant toute l'œuvre, le corps de l’orchestre respire, bouge, garde un même niveau d’énergie. Emelyanychev, se plaçant au cœur de son orchestre, très avancé, sans estrade ni baguette, obtient une liberté de mouvement dont il use à l’envi. Engagé, il tire de ses musiciens une implication impressionnante.

Avant l'entracte, la soirée débutait avec Les Hébrides, une courte ouverture de Mendelssohn qui nous plongeait déjà dans la thématique écossaise de la soirée. Le premier thème, avec bassons, altos et violoncelles unis, nous donne l’occasion de nous familiariser avec le timbre d’orchestre très typé du SCO. Sont-ce les flûtes traversières en bois ? Les cuivres naturels ? Les timbales en peau ? L’ensemble des cordes, jouées avec un vibrato très ténu dans la ligne d’une interprétation historiquement informée ? Parmi elles, les deux contrebasses sont placées au fond, en hauteur. Munies d’une extension du si grave, elles couvrent l’orchestre. Emelyanychev sait tirer profit de cette profondeur pour attirer vers l’auditeur des images de flots mugissants, que les murmures marins qui achèvent l’œuvre ne dissiperont pas totalement.
Dans le léger désordre qui s’installe entre Mendelssohn et le Concerto pour violon de Beethoven qui suit, on observe la jeune timbalière, visiblement tendue. Le début du concerto repose sur ses quatre coups de timbales. Les yeux rivés sur Maxim Emelyanychev, elle lance ses mailloches avec fermeté, avec un léger retard sur le quatrième coup. Rigueur et souplesse : c’est ainsi que le concerto sera conduit. Les carrures seront droites mais la ligne mélodique gardera une grande liberté.
La soliste Alina Ibragimova se lance dès le tutti introductif au cœur du pupitre des premiers violons, avec beaucoup d’entrain et une joie visible. Son magnifique instrument, un Bellosio de 1775, est parfaitement aligné sur le timbre de l’orchestre, avec une remarquable continuité d’émission sur tout le spectre, sans aucune agressivité dans les notes les plus aiguës. Elle alternera à plusieurs reprises ses parties solistes et son retour dans le rang, survitaminant parfois la partie des premiers violons. Le tonus ne manquant pas, elle en rajoute y compris visuellement, avec sa gestuelle volontariste, sa robe rouge flamboyante, son déplacement facile sur la scène. Cela donne lieu à des croisements audacieux avec Emelyanychev, notamment dans le deuxième mouvement où la violoniste dialogue directement avec des groupes d’instruments. Ce Larghetto est déroulé comme une romance qui respire le bonheur. On atteint dans certaines variations des sommets d'expressivité, quand la soliste chante à mi-voix au-dessus des cordes réduites à un murmure.
Un petit mot sur les cadences. Pour le premier mouvement, Ibragimova a retenu non celle de Fritz Kreisler majoritairement jouée, mais celle que Beethoven a rédigée dans sa version pour piano de ce concerto. La musicienne nous en propose une retranscription pour violon. L’effet est impressionnant, très virtuose, magnifique dans le dialogue avec les timbales qu’on a plaisir à retrouver ainsi à découvert. Ibragimova s'empare aussi de la cadence, indiquée mais rarement donnée, entre le Larghetto et le Rondo. L’impulsion est irrésistible, la vitesse des arpèges est telle que l’orchestre comme un seul homme entame le dernier mouvement dans un tempo orgiaque.
Ce finale met en avant les cuivres et notamment des cors naturels au timbre particulier, très plein air, qui nous font sortir de la scène. Mais le regard et l’ouïe restent centrés sur Alina Ibragimova. Autorité, charisme, aisance, plaisir manifeste à jouer avec les autres, elle nous propose jusqu’au bout une interprétation totale qui obtiendra une standing ovation. Quant au SCO, davantage qu’un « orchestre de chambre », c'est un orchestre symphonique qui nous a prouvé ce soir que son rayonnement mérite de largement dépasser les frontières du Royaume-Uni.