Comme tout directeur artistique passionné, René Martin est animé par la volonté de découvrir les grands musiciens de demain. Sophia Liu, jeune (16 ans !) pianiste sino-canadienne, est à ses yeux la révélation de la dernière édition de la Folle Journée de Nantes, événement dont il se charge de la programmation au même titre que pour le Festival de la Grange de Meslay. À l’unisson du public tourangeau, on attendait donc avec une certaine fébrilité le récital du dimanche matin, dont le programme romantique certes facile d’écoute est d’autant plus difficile à rendre complètement captivant.

La transcription de Casse-Noisette par Pletnev donne le ton du concert, placé sous le signe de la danse et de la virtuosité. Sophia Liu charme dès la « Marche » qui inaugure cette suite, par une sonorité ronde et gracieuse. Distillant sans forcer les contrechants de la pièce, elle installe une atmosphère d’écoute qui ne brusque jamais l’oreille : la pianiste maîtrise parfaitement la partition, sans jamais se laisser surprendre par un trait ou un accord mal anticipé, tout est fluide à l’image des longues gammes qui circulent entre les deux mains.
L’approche aurait pu être davantage orchestrale, comme dans le « Trepak » qu'on a connu parfois plus percutant, mais l’artiste réussit à donner une cohérence sonore à tout le recueil tout en variant les atmosphères. La « Danse de la Fée Dragée », qui suit immédiatement l’ouverture, est à ce titre éloquente : après la marche joviale, place à une brume féérique d’arpèges ciselés dans des nuances pianississimo à couper le souffle. Deux mouvements ensuite sont des moments de pur lyrisme : l’« Intermezzo » et le « Pas de deux » captivent par leur geste ample, où l’amplification ne se fait jamais au détriment de ce son rond et où Sophia Liu respire et écoute, n’hésitant pas à ralentir en fin de phrase pour repartir de l’avant… Un phénomène de flux/reflux grisant !
C’est dans le prolongement de cette suite de danses que la pianiste continue son récital, avec les Imprompus D.935 n° 3 et 4 de Schubert. Nombre de pianistes interprètent les impromptus sous le signe du Schubert tourmenté ; il n’en est rien ici : le son est brillant et agile, avec toujours cette qualité d’écoute et quelques rubatos qui tendent vers Chopin. Les deux numéros sont adaptés à cette approche, en particulier le troisième, un thème et variations qui se transforme en suite, comme le Tchaïkovski/Pletnev liminaire. Hypnotisé par ce sens de la danse, on oublie presque le rugissement des avions qui passent au-dessus de la grange ; le site se situe en effet à côté de l’aéroport de Tours – ou plutôt l’inverse, ce dernier ayant été construit sept siècles après la première.
Ce Chopin qui pointait le bout de son nez, le voici tout entier en deuxième partie, avec le Rondo à la Mazur, l’Andante spianato et Grande Polonaise brillante, et les Variations sur « Là ci darem la mano ». Sophia Liu a pleinement compris l’esprit de cette musique. Conservant toutes les qualités montrées jusqu’ici, elle insuffle un rebond irrésistible au Rondo, sachant enlever la pédale juste ce qu’il faut pour quelques détachés mordants qui relancent sans cesse le discours. La pianiste étourdit par sa crâne et insouciante virtuosité dans les chromatismes effrénés de la Grande Polonaise, distincts à l’extrême même dans les nuances les plus piano, ainsi que dans les Variations, dont même les sauts de la quatrième n’altèrent pas l’élégance et la clarté. Et parcourant toutes ces notes, l’art subtil qui ralentit soudain le tempo le temps d’une liaison, dosé à merveille.
La silhouette de Richter qui se découpe sur la fenêtre cintrée, face à l’entrée de la grange, semble elle-même ne pas bouder son plaisir lors des rappels. L’Étude op. 10 n° 5 puis la Valse op. 34 n° 1 achèvent de nous convaincre : Sophia Liu est bien une chopinienne hors-pair et ressent la danse jusqu’au bout des doigts !
Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.