Ce soir, plus une seule place n'est à vendre pour les débuts parisiens de Sophia Liu qui nous avait tant ébloui l'été passé, à La Roque d'Anthéron. Elle a 15 ans, a gagné plein de « petits » concours, en Chine, pays d'où elle est originaire, au Japon, mais aussi en Allemagne, aux États-Unis et en Italie. Installée au Canada, elle y est la disciple de Dang Thai Son.

On aurait aimé qu'elle choisisse un autre programme que celui de La Roque, mais d'un autre côté, elle y avait tellement fait sensation qu'il n'est pas sans intérêt de la voir le reprendre six mois plus tard, dans un contexte plus solennel et formel qu'une fin d'après-midi d'été en short et chemisette. Notons-le de suite, le public de la Fondation Louis Vuitton est aussi attentif que silencieux. Notons-le aussi, l'acoustique du lieu, pour saine qu'elle soit, n'est pas la plus généreuse qui soit. Sophia Liu n'a pas encore l'expérience qui lui viendra avec les années et lui permettra de mieux la dominer. Mais elle n'est pas aidée non plus par l'énorme rideau replié du côté gauche de la scène dont les quatre ou cinq épaisseurs pendent sur au moins six mètres de longueur et trois bons mètres de hauteur, le long du grand mur vitré : le temps de réverbération ne peut qu'en être réduit. Cet étouffoir nous avait déjà intrigué le mois dernier lors du récital de Rémi Geniet.
Pour le reste, l'essentiel donc, Liu n'a pas d'âge, comme tous ces vrais prodiges qui ne perdent ni leur innocence ni ce savoir inexplicable qui les fait artistes dès qu'ils font de la musique s'ils sont guidés par des maîtres et des familles avisés. Personne ne lui a appris à jouer avec une virtuosité qui lui fait dominer les possibilités infinies du piano, articuler de façon magique l'énoncé d'une phrase qu'elle conduit toujours à son point culminant avec un naturel qui fuit toute diction chantournée, tout effet vain. Ses doigts produisent le son qu'elle a en elle autant qu'ils nourrissent, eux et le piano, son imaginaire. Alors bien sûr, la Mephisto-Valse n° 1 manque peut-être ce soir de n'être qu'une pièce pour piano, de ne pas être plus noire et grinçante, mais on entend bien la dichotomie entre geste et son : quand Liu envoie un accord dans l'extrême grave avec autant de puissance que d'élasticité, pédale enfoncée, on « voit » bien que le son reste sur scène... alors qu'il ne le devrait pas, vu comme elle le produit ; il est tassé sitôt émis, bien que son timbre soit large...
Dans le Sonnet 123 de Pétrarque, la diction, les nuances, la pédale, l'allure, le sentiment sont parfaits et l'incrustation dans le clavier montre que la pianiste s'accoutume à la matité du lieu. Et quelle élégance princière ! De nouveau dans les terribles Réminiscences de Norma, la grandeur épique, le grandiose jeu de piano resteront un peu prisonnier du plateau. Mais tout de même, la puissance intellectuelle de cette jeune fille qui domine la forme libre et pourtant tellement scénarisée de la paraphrase lisztienne, son implication dans chaque note jouée, son refus de toute démagogie pianistique captent en chaque seconde l'attention. Liu prend tous les risques et jamais ne faiblit, comme emportée par la musique même. Grandiose. Bien plus que le Nocturne op. 37 n° 2 de Chopin qui ouvre la seconde partie du récital : trop expressif, avec des ritardandos et une ligne vocale qui monte et descend à vous en donner le mal de mer. On retrouve la terre ferme avec les Mazurkas op. 17 qu'on dirait jouées par une autre pianiste, tant cette fois-ci Liu ne confond pas caractère, expression avec sentiment bon marché et alterne merveilleusement rusticité et confidence.
Pour finir les étourdissantes Variations sur « La ci darem la mano » de Chopin d'après Don Giovanni de Mozart, jouées avec l'héroïsme, l'élégance, la férocité, la virtuosité, l'humour que Mozart et Chopin y ont mis. Pas vraiment pour finir, car en bis, après une virevoltante Étude op. 10 n° 5 de Chopin sur les touches noires, Liu se lance dans la « Marche turque » de Mozart dans la version génialement débridée d'Arcadi Volodos. On se frotte les yeux, on ouvre grand les oreilles. Il y a la virtuosité phénoménale, la technique qui transcende les limites du piano, la verve, les fulgurances des plus grands pianistes recréateurs. On en oublie l'acoustique.