L’orchestre et le chœur de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia  proposait ce soir un concert éclectique. Bien que tous issus du riche univers musical du Centre et de l’Est européen, Smetana, Dvořák, puis plus tard Bartók ont chacun marqué l’histoire de la musique de leur langage propre et original. L’instigateur et le maestro de la soirée n’est autre que Juraj Valčuha, musicien et chef d’orchestre slovaque, entre autres directeur de la prestigieuse formation de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI depuis 2009.

Juraj Valčuha lance la soirée par l’ouverture de l’opéra-comique La Fiancée vendue. Baguette en main, le chef dirige ce flot orchestral continu de façon extrêmement millimétrée, englobant les crescendi et les decrescendi dans des gestes simples et efficaces, insufflant une rythmique très dynamique. L’effet des basses fortissimo est terrible. Malheureusement, les traits aux cordes sont rapides, peut-être un peu trop, créant une sorte de mélange sonore où il est difficile de distinguer la moindre note ou partie. Les passages staccato et les grands élans lyriques aux vents et aux cordes éclaircissent ce sourd flou, aidés des timbales et de gammes pentatoniques. Du chaos en perpétuel mouvement naît alors le premier thème, toujours accompagné par un perpetuum mobile aux cordes, performance toujours très éprouvante pour les musiciens. Clarinettes et flûtes apportent un moment de suspension nécessaire avant un final où J. Valčuha, concentré comme jamais, fait éclater les accords et les harmonies. Malgré cette entrée en matière tonitruante, le public applaudit timidement.

L’arrivée du Concerto pour violoncelle en si mineur de Dvořák entraîne un petit remaniement de l’orchestre et l’entrée du virtuose italien Enrico Dindo, également chef d’orchestre. Le soliste danse au fil des accords introductifs de l’orchestre et durant l’exposition du thème principal. Puis le violoncelle s’exprime enfin, dans les aigus de son registre. Toutes les fins de phrases sont soigneusement soldées par un regard entre le chef et le soliste qui, dans les passages les plus suspensifs, joue d’un rubato poussé à l’extrême. Les cadences du soliste, toutes en doubles cordes, sont très brillantes, bien que moins puissantes que les parties simples, et parfois masquées par l’orchestre. Le second mouvement Adagio cède un peu plus de place aux vents qui font émerger des parties mélancoliques. Le soliste lui, fait résonner son instrument qui regagne sur certains passages l’ambitus grave, notamment à l’aide de cordes à vide. Les passages en doubles cordes sont toujours plus difficiles à percevoir. Alors que l’on atteint la tonalité de sol majeur, le soliste, en tenues, recherche une couleur métallique et chaude, n’utilisant le vibrato que très tardivement en fin d’archet. Ses descentes pentatoniques annoncent la fin du mouvement, conclu par des harmonies dramatiques. L’enchaînement avec l’Allegro est direct, marqué par la marche des basses et la sonnerie du triangle. Les traits du violoncelle sont plus techniques que jamais, mais E. Dindo sautille sur son tabouret au gré des accords de l’orchestre. Le passage central en orchestre de chambre donne au violon solo l’occasion de s’exprimer avec lyrisme et expression. La frénésie rythmique impulsée par la partition et illustrée par J. Valčuha annonce la fin du morceau, alors que l’on atteint la tonalité de si majeur, tonalité étonnamment dramatique. Après le retour du thème initial, le violoncelliste se joint à l’orchestre pour le dernier trait.

Devant l’enthousiasme du public, E. Dindo propose un premier rappel, visiblement préparé avec l’accord de l’orchestre : Le Silence de la forêt extrait de Dans la forêt de Bohème, moment langoureux et expressif où le virtuose cherche à arrêter le temps, poussant l’expression jusqu’à continuer le geste de l’archet dans le silence en toute fin de morceau. Cette magie rare est de nouveau saluée par le public, motivant le soliste à effectuer un autre rappel cette fois-ci seul : le fameux Prélude de la Suite No.1 pour violoncelle de Bach, dans un style romantique plein de rubato et de vibrato.

La seconde partie nous amenait à faire un petit saut en avant dans l’histoire de la musique avec une œuvre monolithique de Bartók : la suite pour orchestre Le Mandarin merveilleux, adaptation du ballet du même nom. Dans une ambiance clairement atonale, l’orchestre s’appuie sur un flot rythmique continu aux cordes, toujours dirigées d’une main de fer par le chef. Les glissandi des cordes et des cuivres sont très contrôlés, tout comme les col legno. Différentes émotions et styles se succèdent en fonction des instruments qui prennent la parole : le hautbois émerge de façon très mélancolique alors que la caisse claire confère un aspect martial très marqué par la baguette de J. Valčuha. Ce dernier indique de la main gauche les innombrables évolutions de nuances parcourant cette pièce. Le mélange des timbres, voulu par le compositeur, est très soigné, en particulier les interventions du piano sur les attaques de la clarinette qui donnent à entendre des effets originaux. Le chef s’investit vraiment physiquement sur les fortissimo dominés par les cuivres et s’accroupit subitement pour les pizzicati pianissimo. Anticipant la moindre évolution rythmique ou de nuance, il amène clairement le public à se focaliser sur certains éléments en s’y attardant : dissonances interrogatives, tenues et silences. Par moments, les basses et la grosse caisse masquent les parties données aux cordes. Amorçant l’ultime orage musical, le chef ramène une tension progressive, tant et si bien qu’on a l’impression que l’orchestre se soulève à la simple force de sa baguette. De ce brouhaha tellurique émergent lentement les voix du chœur, dissimulé dans les tribunes à l’arrière de la scène habituellement destinées au public. L’effet de surprise est réussi. La performance est excellente. 

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