Sur une scène sobre et élégante agrémentée de nombreuses bougies, le Dutch National Opera nous proposait Donizetti Queens, un spectacle remarquablement mis en espace par Jetske Mijnssen et réunissant de magnifiques scènes tirées des plus grands joyaux de l’opéra romantique italien. Le casting en tant que tel était déjà terriblement alléchant : l’une des sopranos les plus en vues actuellement dans ces rôles, un chef reconnu internationalement comme un maître du répertoire et peut-être l’un des plus beaux orchestres lyriques du monde partageant la scène du magnifique théâtre néerlandais : tout cela avait de quoi susciter l’intérêt.
Il existe de bons orchestres entre de très belles mains qui interprètent la musique de Donizetti avec beaucoup de goût et d’élégance. Et puis il y a l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas sous la baguette d’Enrique Mazzola qui joue dans une tout autre ligue. Chaque instant est empreint d’une vie et d’une grâce déconcertante. La direction de Mazzola est d’une précision chirurgicale dans ses intentions ; il dessine climats et reliefs avec aisance. L’ouverture en clair-obscur de Roberto Devereux annonce déjà la couleur pour le reste de la soirée : tout fonctionne, tout s’enchaîne dans la plus grande simplicité, du plus pur moment de suspens tiré de la flûte jusqu’aux chauds grondements des cors. Le chef italien fait montre d’une science du temps fascinante en jouant sur les tempos et les phrasés, en dynamisant et en élargissant la musique sous ses mains grandes ouvertes. Sans jouir de la même plénitude sonore ni des mêmes nuances dramatiques, le Chœur du Dutch National Opera demeure un élément de poids dans la réussite de cette soirée. Disposés très éloignés les uns des autres, les chanteuses et chanteurs du chœur néerlandais parviennent pourtant à construire un son très homogène en pupitre comme en tutti et à faire aisément passer le texte et ses différents climats.
Fredrik Bergman, Maksym Nazarenko et Maya Gour, tous trois chanteurs au Dutch National Opera Studio, apparaissent régulièrement lors des sextuors et autres ensembles afin de recréer les scènes dans leur intégralité. Ces interventions apportant fraîcheur et richesse à l’ensemble permettent, entre autres, d’entendre la très belle voix d’alto et la touchante personnalité de Maya Gour qui nous laissera un excellent souvenir. La voix engoncée de Roberto Taglavini séduit moins malgré un Enrico acerbe et puissant. Avec une trop grande matité dans le haut de la tessiture et des voyelles souvent indéfinies, la basse italienne impressionne davantage par son personnage que par son chant. La performance de J’Nai Bridges paraît tout aussi mitigée. Toujours élégante dans ses phrasés et dans ses gestes, la mezzo-soprano nous laisse pourtant sur notre faim à cause de sérieux problèmes d’intonation, dus en partie à un vibrato excessivement large mais aussi en raison d'une grande uniformité dans l’interprétation et les nuances.
Heureusement le casting vocal est illuminé par le couple Marina Rebeka – Ismael Jordi. Ce dernier avait pourtant timidement commencé la soirée en accusant quelques problèmes de justesse et d’homogénéité. Mais même si l’on conserve certaines réserves par rapport à son manque de solidité dans les aigus et les forte, on succombe rapidement au charme irrésistible du ténor espagnol. Avec une infinie délicatesse, il se saisit sereinement des lignes mélodiques et offre des cavatines pures et élégantes. On retiendra surtout son art consommé des nuances et des aigus pianissimos qui font systématiquement mouche : ces sons d’une subtilité effarante viennent ponctuer et agrémenter le discours en donnant du poids aux mots sans jamais alourdir ou fragmenter les phrases.
Mais la reine de la soirée, dans tous les sens du terme, est bel et bien Marina Rebeka. Sillonnant le monde entier avec ses Norma et ses Violetta, la soprano fait cette fois-ci la démonstration d’une maîtrise absolue de son art à travers les trois grands rôles de Donizetti présentés ce soir – Elisabetta (dans Roberto Devereux), Maria Stuarda et Anna Bolena. Si l’on remarque une expressivité très retenue à travers son corps et son visage, sa voix propose un tout autre théâtre. La plénitude et l’éclat de son timbre fusionnent à merveille avec ces partitions aux défis considérables, jusqu’à un aspect tranchant qui donne tout son caractère à ces grandes souveraines. Il y a également des moments qui nous précipitent immédiatement dans une extase complète, comme cet aigu pianissimo suspendu au-dessus du chœur pendant près de vingt secondes durant l’air « Deh ! Tu di un umile prighiera » (Maria Stuarda). Ce chant impérial, entre liberté et véhémence, fait parfaitement écho à la direction profonde et souple de Mazzola, faisant de cette captation un événement mémorable.
Concert chroniqué à partir du streaming proposé sur la plateforme du Dutch National Opera & Ballet.