Pour ce récital de décembre à La Monnaie, Ian Bostridge et Antonio Pappano auraient pu interpréter un Winterreise dans sa forme classique piano-voix. Mais ce Voyage d'hiver quasi solitaire s’est mué en compagnonnage, puisque c’est finalement la recomposition par Hans Zender du chef-d’œuvre de Schubert qui nous est proposée ce soir. Le pianiste et chef d’orchestre britannique revient donc, baguette à la main, dans une maison qu’il a dirigé pendant 10 ans, de 1992 à 2002, face aux musiciens de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, organisés pour l’occasion en formation de chambre.

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Ian Bostridge
© Kalpesh Lathigra

Chef-d’œuvre incontournable de la musique occidentale, le Winterreise de Franz Schubert décrit l’errance d’un voyageur qui choisit de quitter ce qui lui est cher pour une quête de sens qu’il trouvera sur les routes. Les poèmes de Wilhelm Müller et la musique de Schubert se mêlent dans diverses images ou incarnations afin d’exalter les sentiments les plus chers au romantisme allemand : l’amour, la mélancolie et le désespoir. Dans sa recomposition, Hans Zender cherche à amener ce discours poétique plus loin, comme il l'explique dans le programme de salle : « Les modifications structurelles de mon arrangement découlent toujours de ces figures (…) et leur éclosion se poursuit pour ainsi dire au-delà du texte schubertien ».

Le projet de Zender l’amène jusqu’à concevoir ce qu’il nomme des « contrefaçons » : des préludes, des transitions ou des postludes installés ici ou là pour apporter une certaine cohérence à ce voyage. Mais c’est là l’un des deux principaux défauts de cette orchestration : cet objectif de cohérence est loin d'être rempli. Les différents numéros s’enchaînent dans des atmosphères et des instrumentariums trop diversifiés, brisant nos repères et nous faisant quitter le principe même du cycle : le cheminement. On en vient à se trouver perdu au sein même des numéros, et ce en partie à cause de l’hyper spatialisation de l’orchestration. Les claves répondent à la contrebasse qui renvoie vers l’accordéon et puis la trompette : on en aurait presque le tournis.

La recomposition de ce Winterreise se sert d’une très grande variété de timbres instrumentaux pour colorer les différents climats de l’œuvre avec plus ou moins de réussite. Si l'on apprécie l’usage frissonnant de l’accordéon ou l’aspect ambivalent des chorals de cuivres, l’usage consommé des percussions apporte en revanche beaucoup de confusion à l’ensemble. Cette concrétisation des timbres nous amène vers le second point qui nous aura agacé : le surlignage permanent des intentions ou des atmosphères voulues par le compositeur. C’est prendre l’auditeur pour plus bête qu’il ne l’est que de faire entendre des machines à vent lorsque le texte mentionne une bourrasque ou des violons stridents pour matérialiser l’angoisse de personnage ! Jamais Zender ne laisse les notes de Schubert parler d’elles-mêmes pour exprimer la tendresse ou le désespoir, jamais il ne fait confiance au chanteur pour animer le texte avec sa seule force interprétative. À trop vouloir prendre l’auditeur par la main, il passe à côté de tout l’aspect immatériel, suggestif et poétique du Winterreise.

On aurait pu se trouver davantage convaincu par ce Voyage d’hiver singulier si les interprètes avaient brillamment défendu ce parti pris. Malheureusement, un probable manque de répétitions a apporté ici son lot de décalages, de faux départs et de faussetés, à l’orchestre mais surtout à la voix. Il faut dire qu’Antonio Pappano semble marcher constamment sur des œufs et n’offre pas tellement de sécurité aux musiciens. De son côté, Ian Bostridge offre une bien triste performance. S’il semble embarrassé par le micro qui sert parfois aux quelques passages sonorisés de l’arrangement, c’est surtout son traitement de la ligne de chant qui s'avère consternant. Le ténor anglais s’engouffre dans la moindre caricature que l’on pourrait habituellement faire de ses interprétations, alternant sans aucune nuance le cri et le chuchotement et se retrouvant ainsi en très grande difficulté vocale dans bon nombre de numéros. Au-delà de ces limites qui pourraient être le signe d'une méforme passagère, c’est aussi sur ses choix interprétatifs que l’on se retrouve déçu, Bostridge faisant un sort au moindre son sans souci de cohérence ou négligeant jusqu’à la langue allemande elle-même. Le ténor nous avait pourtant habitués à des interprétations bien plus subtiles et élégantes, où les mots prenaient sens les uns à la suite des autres et où la suprême ligne de chant était au service d’une histoire.

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