La fin de l’entracte sonne déjà que l’on est encore en train d’encaisser la performance pianistique d’Andrei Korobeinikov. La Valse sentimentale de Tchaïkovski que l’artiste a proposée en rappel en donne un aperçu : un sens de la narration et du phrasé sans cesse renouvelé, porté par une technique à toute épreuve. Maitriser la pédale au point de faire sonner un enchainement du quatrième doigt en legato parfait, ce n’est pas donné à tout le monde !

C’est dans le Premier Concerto pour piano du même compositeur que le public de La Seine Musicale a pu découvrir les sommets d’éloquence du pianiste russe. Dans une œuvre mille fois entendue, l’interprète accroche l’oreille de bout en bout, lui fait perdre ses repères en l’entrainant dans mille mondes merveilleux grâce à un jeu engagé et sans affèterie. Les fameux accords liminaires sont puissants tout en étant phrasés, ondulant entre crescendo et decrescendo comme pour définir un sas d’entrée. Le poignet à demi cassé laissant voir les doigts d’acier du pianiste définir des serres implacables, faisant vrombir puissamment les basses du piano, s’assouplit volontiers pour des arpèges fluides, comme caressés par des plumes de cygne.
Oui, un certain Lac n’est pas loin dans cette interprétation au suspens inégalé. On imagine d’ailleurs sans peine une chorégraphie au cours d’un deuxième mouvement subtilement conduit, entre grandes phrases lyriques de l’Andantino et les pirouettes ciselées du Prestissimo. Les cadences sont des moments d’ivresse pianistique, naviguant entre le grand piano d’un Rachmaninov et la poésie murmurée du Schumann Eusebius. Le pianiste innove tout au long de la partition à l’image de sa gestion des accents du troisième mouvement, tantôt assénés, tantôt suspendus. Le génie de Korobeinikov est d’unifier cette profusion d’idées en un tout cohérent, engendrant un sentiment d’évidence et une adhésion irrésistible.
L’Orchestre National des Pays de la Loire accompagne le soliste avec une indéniable qualité de transparence : même dans les nuances extrêmes, on entend distinctement chaque pupitre. Les cordes en particulier, très homogènes, font entendre une richesse polyphonique insoupçonnée au cours des pianissimos du deuxième mouvement. Sascha Goetzel, directeur musical de la formation, ménage un accompagnement lyrique sans excès. S’il semble parfois insensiblement en retard par rapport au pianiste au cours de certains élans du premier mouvement, les deux visions convergent complètement pour le reste de l’œuvre.
Le programme généreux s’accompagnait de deux raretés. La version orchestrée par Ravel de la Tarentelle styrienne de Debussy ouvrait le bal, tout en pétillante insouciance. L’orchestre fait preuve d’une précision remarquable de tous les instants, impeccablement en place même dans les moments les plus effervescents. De quoi augurer du meilleur pour la Sinfonietta de Korngold donnée en seconde partie.
Cette œuvre foisonnante à l'envi, composée par un jeune Autrichien de seulement 15 ans au début du XXe siècle, augure du succès à venir de son instigateur dans la musique de film. On y entend une inventivité et une générosité entre le Strauss du Chevalier à la rose et le Respighi de la Trilogie romaine. Un orchestre pléthorique (augmenté de deux harpes, un piano et un célesta) ne cesse de fusionner ses timbres au cours d’un flot ininterrompu juxtaposant des micro-épisodes de lyrisme et d’agitation joyeuse. Goetzel unifie avec succès cette profusion d’idées orchestrales originales, attentif à la clarté des alliages, à l’image d’un étonnant thème aux altos, accompagnés par le cor puis la clarinette basse au cours du premier mouvement. L’utilisation du glissando pendant le deuxième est très satisfaisante car réservée à quelques rares passages dans une œuvre où l’on peut être tenté par la facilité de faire couler la guimauve.
Au fil des quatre mouvements, l’interprétation s’affine. Dans les deux premiers, l’enivrement de certains élans était amoindri par un léger manque de fluidité lors des passages de témoin, et l’oreille saturait parfois d’un mezzo-forte généreux mais peu varié, presque asphyxiant car n’exploitant pas les très rares silences de la partition. Mais le reste de l’œuvre est pleinement réussi. Goetzel se transforme en chef Tex Avery et dynamise un quatrième mouvement rhapsodique au cours duquel l’inspiration du compositeur finit par tourner en rond. Partition beaucoup moins complexe, la Danse hongroise n° 5 de Brahms libère les interprètes dans une théâtralité sans retenue au cours d’un ultime rappel qui scelle la générosité narrative de ce concert.