Martha Argerich et Zubin Mehta : deux icônes, deux statures monumentales du paysage musical depuis plus d’un demi-siècle. Tous deux octogénaires, n’ayant plus rien à prouver, c’est parce que leur vie est indissociable de la musique qu’ils jouent ce soir au Musikverein, avec les Wiener Philharmoniker. Plus qu’un simple concert, nous assistons aussi à une célébration de la mémoire culturelle : celle symbolisée par nos deux artistes, mais aussi celle de la Symphonie n° 4 de Bruckner créée dans cette même salle, par ce même orchestre, en 1881. Ce concert fera-t-il résonner en Mehta le souvenir de ses débuts dans cette salle en 1965, et chez Argerich vibrer le lien intime qu’elle entretient avec le Concerto pour piano de Schumann qu’elle interprétait il y a sept décennies alors qu’elle n’était qu’une jeune fille de 11 ans ? Retour sur cette rencontre de haut vol.

Martha Argerich au Musikverein avec les Wiener Philharmoniker
© Vienna Philharmonic / Terry Linke

Martha Argerich n’a rien perdu de son audace, de son aplomb, de l’impétuosité qui fait le charme qu’on lui connaît. L’entrée du piano en une salve d’accords péremptoires donne le ton, majestueux et catégorique. À la fois sûre de la puissance sonore et de son impact, tout au long du concerto elle ne ménage jamais la surprise de l’impulsion, de l’accentuation. Son jeu est instinctif, organique, sous ses doigts les cordes graves vrombissent telles de longues cordes vocales. La dynamique de la ligne musicale semble fusionner à la respiration physiologique de la musicienne, et les quelques écueils d’imprécision que l’on entend sont à appréhender sous cet angle. À la liberté des rubato, lyriques à souhait, elle sacrifie parfois une unité de tempo. Trop souvent, dans le troisième mouvement, une phrase musicale de l’orchestre reprise immédiatement par le piano voit son tempo, insufflé par Mehta, « cassé » par celui d’Argerich qui l’étire au nom d’un rubato quelque peu excessif. Mais c’est bien là la seule réserve que l’on peut apporter à la symbiose entre les musiciens et à la cohérence de la réalisation, car le dialogue entre le chef et la pianiste est exemplaire, opiniâtre, porté par un beau souffle commun et une complicité bienveillante.

Avec le concerto de Schumann et surtout la Symphonie n° 4 de Bruckner, les musiciens du Wiener Philharmoniker nous prouvent une nouvelle fois la qualité exceptionnelle de chaque pupitre de cet orchestre. Porté par l’acoustique sans pareille du Musikverein, le résultat sonore est incroyable. A-t-on jamais entendu des cors d’une telle propreté, d’une rondeur si chaleureuse ? Et les bois : extraordinaires ! Certaines transitions entre les hautbois, les clarinettes ou même les cors sont si lisses que l’on ne les remarque qu'a posteriori, avec surprise, l’instrument ayant changé sans que l’on se soit rendu compte de la transition ! Il serait injuste de ne pas évoquer ici les cordes, en particulier les violoncelles et les contrebasses dont la fervente vibration joue un grand rôle dans les coloris. L’interprétation des musiciens nous montre à quel point, chez Bruckner, c’est dans la progression dynamique que les développements des motifs et les juxtapositions des blocs d’instruments doivent être appréhendés comme un tout. Sous les toits du Musikverein, les crescendos orchestraux à grande échelle, typiques de Bruckner, sont ce soir réellement saisissants, nous font frémir jusqu’aux climax des cuivres.

Quant à Zubin Mehta, il se révèle un vrai maître de l’équilibre, de la justesse. Il ne donne jamais l’impression de « jouer » la musique, en ce que ce terme impliquerait d’extériorité, de différenciation. Sous sa baguette, elle semble se déployer tout naturellement, sans efforts, sans effets, immanente. Alors tout revêt une clarté évidente, prend sens en deçà de toute activité réflexive. Sans être absent, Mehta disparaît avec la musique, en totale imbrication. Après un tel concert, on ne peut que souhaiter encore de belles aventures musicales à ces deux musiciens exceptionnels. 

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