Comment ? Carmen s’achève par des embrassades émues entre Don José et le rôle-titre ? La fin de l’opéra de Bizet aurait-elle subi quelque fantaisie de mise en scène ? Non, rassurez-vous : le rideau est tombé depuis quelques minutes sur le plateau de Bastille quand Jean-François Borras et Anita Rachvelishvili viennent saluer, main dans la main – alors que le premier vient de fictivement égorger la seconde, comme il se doit. Mais ce drame factice est vite éclipsé par un constat : alors que cette première représentation partait dans l’inconnu (Roberto Alagna, souffrant, a annulé sa participation la veille), elle a finalement donné lieu à une grande performance vocale, de la part d’un duo sur la même longueur d’onde.
Leurs timbres n’ont pourtant a priori pas grand-chose en commun : la voix d’Anita Rachvelishvili est profonde, ample, ardente. La mezzo-soprano est capable de multiplier les décibels et d’embraser les deux extrémités d’une tessiture extraordinairement étendue. Sans excès inutile, elle déploie cette vocalité hors norme aux moments-clés de l’ouvrage, de l’intense séguedille du premier acte à la funeste prédiction du troisième (« En vain pour éviter »). Quant à Jean-François Borras, c’est un ténor clair, à l’élocution nette, qui sculpte la ligne mélodique en finesse au lieu de délivrer des harmoniques gonflés à bloc : au deuxième acte, son air de « La fleur que tu m’avais jetée » est doté d’un phrasé délicat et d’un vibrato léger, hyper sensible. Mais Borras sait intensifier son souffle et dramatiser son discours (finale du troisième acte), tandis que Rachvelishvili adopte volontiers une voix aérienne (notamment dans sa habanera, plus sensuelle que bravache). Ce mélange de caractères opposés et de souplesse vocale constitue donc un duo captivant, doté d’une palette expressive des plus riches.
Seul bémol à ce duo : le jeu d’acteur peu convaincant de Borras. Sa façon de bondir péniblement sur le capot d’une voiture ou de se jeter à genoux est parfois bien peu spontanée. Voilà qui devrait cependant gagner en fluidité au fil des représentations. C’est d’autant plus dommage que le duo Rachvelishvili-Borras correspond parfaitement à l’opposition des personnages telle que l’accentue Calixto Bieito : ôtant la plupart des dialogues parlés d’origine (ce que font bien des interprètes depuis la mort de Bizet), le metteur en scène fait de Carmen une femme forte, libre, devant laquelle on s’écarte, on s’incline, on s’aplatit ; un soldat ira jusqu’à lui présenter son torse pour demander un autographe. Carmen ne joue pas avec les sentiments des autres car elle exprime clairement les siens, suivant des règles limpides : « si je t’aime, prends garde à toi ! » Plus christique que démoniaque, elle ira jusqu’à embrasser doucement Don José sur la joue avant de partir retrouver Escamillo. C’est bien l’homme qui est faible dans cette histoire : Don José perd son humanité dans une passion qui le consume à petit feu. Bieito dessine un personnage ambigu, qui repousse Micaëla avant de prendre un selfie… et de rejeter finalement l’appareil photo.