Nous sommes le 28 mars 2024. Tout l’Orchestre Philharmonique de Radio France joue sans vibrer. Tout l’orchestre ? Non ! Quelques musiciens résistent malgré eux à ce choix d’interprétation intransigeant que semble leur avoir demandé Maxim Emelyanychev. Mais ce n’est que très momentané, pour se remettre immédiatement dans le droit chemin. La vie n’est pas facile pour les garnisons de cordes, bois, cuivres et timbales, habituées à jouer Mozart et Beethoven comme on joue tout le reste du répertoire : avec un vibrato par défaut. Ce soir, le chef aura réussi à changer complètement le son de l’orchestre.

Maxim Emelyanychev en répétition avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France © Christophe Abramowitz / Radio France
Maxim Emelyanychev en répétition avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© Christophe Abramowitz / Radio France

Arrivé sur scène en se ruant presque sur l’orchestre, le chef attaque sans cérémonie une Troisième Symphonie de Beethoven marquée du sceau du dynamisme, prenant de court le public revenant tranquillement de l’entracte. Aussi généreuses que rigoureuses en vitesse d’archet, les cordes, soutenues par des timbales à clés parfaitement dosées, relancent sans cesse l’élan de la partition. À l’image des gammes précises et légères de la flûte et des prises de risque des cors naturels, les instruments à vent s’intègrent parfaitement à cette texture sonore, en colorant ses arêtes sans amollir le discours.

Il faut dire qu’Emelyanychev inonde les musiciens d’énergie, requérant de leur part une attention de tous les instants. Avec de grands gestes souples mais incisifs, marquant les accents en abattant vers le sol son index, le chef met en valeur tour à tour les différents pupitres dans une véritable épreuve d’endurance du fait de l’effectif réduit convoqué (six premiers violons seulement). Les premier et troisième mouvements deviennent de véritables moments d’« apothéose de la danse », comme Wagner qualifiait une autre symphonie de Beethoven, la Septième. La marche funèbre, prise dans un tempo rapide qui se tassera malgré lui, met bien en valeur ses dissonances mais pèche par un son un peu uniformément terne et désincarné – certes de circonstance. Le finale, tout haydnien, révèle son lot de surprises, comme quand une variation est jouée uniquement par les solistes cordes !

L’auditeur n’en était pas à son premier coup de théâtre de la soirée. Au début du concert, lorsque Maxim Emelyanychev se met au piano, il joue un la comme pour lancer l’accord de l’orchestre (accord pourtant déjà réalisé). Puis un , une quinte en-dessous, comme cela se fait parfois, ainsi qu’un fa. Mais voilà qu’il continue à jouer, enchainant avec une improvisation sur l’introduction de la Fantaisie en ré mineur K397 de Mozart. Sur une demi-cadence murmurée, alors que l’attention du spectateur est maintenant acquise, le concerto prévu peut commencer… en ré mineur lui aussi : quelle belle idée !

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Maxim Emelyanychev en répétition avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© Christophe Abramowitz / Radio France

Davantage laissé à lui-même que dans la symphonie (car Emelyanychev dirige depuis son piano Érard), l’orchestre fait montre de la même esthétique et homogénéité qui suivra, tout en répondant aux sollicitations du chef-pianiste. Un son clair et fin avec un je-ne-sais-quoi de lointain tout en suggestions : voilà qui change des Steinway habituels, volontiers claquants et impérieux. Le pianiste russe connait son affaire, sollicitant son instrument sans en faire trop. Tout reste doux mais avec une vaste variété de dynamiques et de couleurs. Sa gestion de la main gauche est très intéressante, généreuse en notes piquées, tandis que la mélodie de la main droite se permet quelques libertés rythmiques bien senties : Emelyanychev joue de et avec son instrument, ainsi qu’avec la partition. Il propose ses propres cadences dans les mouvements extrêmes, tout à fait convaincantes car cohérentes avec le reste de l’œuvre – il cite d’ailleurs malicieusement le Deuxième Concerto pour piano de Brahms dans la première de ces cadences.

Avec cette profusion de propositions historiquement informées, Maxim Emelyanychev nous aura fait voyager dans un autre temps tout au long du concert. Les résonances sépia du clavier aux accords diaphanes dans la septième des Scènes d’enfants de Schumann, Träumerei, interprétée en bis par le pianiste dans un ultime clin d’œil à Brahms, ne diront pas le contraire.

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