Artiste associée « du Parlement » du Théâtre de la Bastille depuis 2024, la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga signe avec Histoire(s) décoloniale(s) portraits croisés un chef-d'œuvre chorégraphique, théâtral et historique. Le spectacle est méthodiquement construit selon quatre portraits d'artistes successifs : Emma Tricard, Folly Romain Azaman, Dalila Khatir et Adélaïde Desseauve aka Mulunesh. Betty Tchomanga a écrit et chorégraphié selon les histoires personnelles de chacun, créant une danse sincère et un texte percutant. Une danse-théâtre unique en son genre avec une part de documentaire, de création et de souvenirs.
Née en 1990 à Bordeaux, Emma Tricard est « la cousine blanche » de Betty. Ouvrant le spectacle, elle est en réalité déjà présente dans la salle dès l’arrivée des spectateurs : baskets fluo aux pieds, capuche vissée sur la tête, chewing-gum dans la bouche et sac au dos, elle est fébrile et ses mouvements sont saccadés. Dans un style robotique, ses mouvements sont exagérés à la manière de personnages de bande dessinée, mains noueuses et yeux écarquillés. Sur des sonneries d’établissement scolaire, Emma va retracer, manuel d’histoire en main, les dates marquantes de la colonisation, posant le cadre du spectacle. Vêtue d’une combinaison qui représente une mappemonde, elle questionne son statut de blanche privilégiée, scande les dates où l’esclavage a été établi ou… rétabli. Circulant dans la salle, elle fait participer toute la salle au transport d'un large tissu-monde, symbole de partage et aussi d’abolition de ce passé tellement lourd.
Le livre d’histoire et le mobilier scolaire sont rangés, Emma est passée en coulisses et Folly Romain Azaman entre en scène sous une lumière tamisée, dans un costume sombre sur lequel sont cousus des animaux qui font partie de l’histoire du royaume de Dahomey. Né en 1997 au Bénin, fils d’un prêtre vaudou et d’une danseuse vaudou, il passe en chuchotant dans les rangées, puis raconte le Bénin et la reine de Dahomey. Sa danse puissante va faire vibrer le théâtre tant ses pas sont lourds et ancrés dans le sol. Dans une atmosphère feutrée, Folly chante, frappe le sol, ondule, et nous explique lorsqu’il représente une danse traditionnelle royale (zilni). Betty Tchomanga a travaillé avec le danseur à une esthétique beaucoup plus souple et intimiste que dans la première partie. Le tableau s’achève lorsque Folly fixe la lune en fond de scène, laissant la place à Dalila Khatir.
À peine arrivée, celle-ci propose du thé à la menthe à un public ravi qui se laisse bien volontiers servir. La convivialité fait bien partie du spectacle pour rompre toute frontière. Dalila Khatir a un charisme exceptionnel et une voix divine. Née en 1961, elle exécute d’abord assise une danse des mains puis se lève et chante et danse avec tout le corps, en partageant avec son iPhone de manière vivante et spontanée des images d’un mariage familial projetées en fond de scène.
Française et Algérienne, Dalila revient sur les accords d’Évian, la guerre d’Algérie, son indépendance. Derrière sa table, lumière centrée sur son visage, elle déploie des voiles qui sont en réalité des drapeaux, drapeau français, drapeau algérien. La tête sous le tissu, elle parle des Iraniennes qui se coupent les cheveux, de sa petite cousine dont le père a arraché le visage de sa Barbie. Un récit dansé tranchant et troublant. Betty Tchomanga a le sens du détail et s’attache en particulier au travail des visages de tous ses artistes qui échangent des regards avec le public, crispent leurs bouches ou rient à gorge déployée.
Dernier tableau avec la danseuse de krump Adélaïde Desseauve, aka Mulunesh, à la silhouette fine et la peau noire, enfant née à une date inconnue en Éthiopie avant d’être adoptée par un couple de Français blancs. La chorégraphie de ce dernier tableau joue sur la dualité, à l’aide d’un masque placé sur le haut du crâne. La danseuse penchée en avant, appuyée sur une table, crée véritablement un personnage grâce à ses mouvements de bras et roulements d’épaules.
Mulunesh a un langage chorégraphique expressif et minutieux. Quand elle n’a pas le masque, son visage est d’une souplesse et d’une expressivité exceptionnelles : elle roule des yeux et joue avec sa bouche, sa tête bascule d’un côté et de l’autre à une vitesse folle, créant une sensation de malaise. Certains mouvements de bras saccadés font écho à ceux d’Emma en première partie. Sa tenue (baskets et short) et sa posture évoquent le combat, et l’on comprend bien pourquoi son nom en krump est « Wrestler X ». Ce dernier tableau explore toujours par la danse la force des racines, physiques ou spirituelles.

En guise de finale, les quatre artistes réunis mélangent leurs « attributs » (casquette, collerettes blanches, sac à dos, couronne de coquillages) et se rencontrent, offrant des images d’époques et de cultures éclectiques dans des poses figées. Une conclusion sobre et efficace pour un spectacle si complet et passionnant.