Sur une terre totalement plate et asséchée par le soleil, d’étranges petits animaux sortent de terre en sautillant. Progressivement le paysage s’anime. Des chevaux prennent leur élan, un souffle de liberté traverse les six piliers en brique de la Halle aux grains de Toulouse. Le Hong Kong Philharmonic Orchestra, galvanisé par son chef Jaap van Zweden, plante ainsi le décor de la Première Symphonie de Mahler, sous-titré par le compositeur « Wie ein Naturlaut » (Comme le son de la nature). Cette liberté est pourtant bien fragile. Les musiciens nous précipitent dans une noirceur que les fanfares finales peinent à dissiper.

On peut saluer particulièrement George Lomdaridze, contrebasse solo, qui entame le fameux « Frère Jacques » en mode mineur avec une grâce douloureuse, bienvenue après un deuxième mouvement particulièrement agité. Les solos s’enchaînent ; certains prennent un peu la pose, surtout dans le thème moqueur qui vient interrompre la triste litanie et dont le caractère sautillant est particulièrement prononcé.

Dans le finale, Jaap van Zweden se transforme en mâle alpha, tirant à lui une meute de loups affamés. Son visage est dur, tendu. Les deux timbaliers, impériaux, donnent des effets de feulements rauques à leurs coups. Dans les dernières pages de la partition, il n’y en a plus que pour les huit cors, qui se lèvent pour sonner l’hallali. Il faut noter en passant que l’orchestre, au grand complet, déborde dans la salle : les vingt auditeurs qui sont à un mètre du pavillon des cors n’ont sans doute pas eu un concert banal.

C’est aussi avec la Première Symphonie de Mahler que Jaap van Zweden avait séduit en novembre dernier l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dont il deviendra prochainement le directeur musical. Après cette interprétation exceptionnelle d’intensité et d’engagement, comme on les comprend !

Le concert avait déjà bien débuté, avec cette Asterismal Dance, œuvre composée par Daniel Lo Ting-cheung pour cette tournée anniversaire des 50 ans du « HK Phil ». Dès les premières notes, nous sommes plongés dans un climat d’inquiétude aisément perceptible. La musique est tonale et plutôt figurative, avec des accents gershwiniens. La battue claire et énergique, presque énervée de Jaap van Zweden est indispensable pour assurer les changements de rythme fréquents dans cette danse fantasque. Il est heureusement soutenu par un pupitre de percussions présent et efficace.

Alexandre Kantorow © Sasha Gusov
Alexandre Kantorow
© Sasha Gusov

Le même élan irrésistible se ressent dans les Variations sur un thème de Paganini de Rachmaninov, données juste après avec l’invité d’honneur de cette tournée anniversaire, Alexandre Kantorow. Le chef comme le pianiste montrent une inventivité permanente, une volonté de surprendre l’auditeur à chaque instant. Une coupure du rythme ici, des pianissimos extrêmes des cordes là, des bouts de phrases suspendus ailleurs. Les tempos sont marqués : les passages lents le sont particulièrement, les plus rapides mettent les doigts de Kantorow à dure épreuve, mais toujours dans une jubilation contagieuse. Pour maintenir une haute précision du dialogue entre piano et orchestre, Zweden donne une fidèle illustration de l’expression « mener à la baguette ». C’est d’autant plus essentiel que Kantorow est souvent nuque baissée, les yeux rivés sur son clavier.

Les variations lentes au cœur de cette espèce de cinquième concerto de Rachmaninov nous embarquent très loin sur les ailes du plus absolu lyrisme post-romantique. Kantorow est parfait dans l’exercice délicat de différencier les lignes mélodiques qui se croisent. Enfin les dernières variations sont une jouissive course à l'abîme, où l’on ne sait pas bien si c’est le chef ou le pianiste qui tire l’autre à la limite du décrochage. Quand le dernier accord se dissout dans les applaudissements, on est épuisé ! Que regretter alors ? La salle eût mérité d’être autrement remplie pour acclamer les musiciens de ce soir…

*****