Interpréter la Neuvième Symphonie de Mahler au Festival de Lucerne revient à s’inscrire dans une grande histoire du festival, autour de Mahler bien sûr, mais aussi et surtout de Claudio Abbado, qui a offert en août 2010 dans la salle à l’impeccable acoustique façonnée par Jean Nouvel une version de l’œuvre qui restera dans les annales. Le concert de mercredi soir affichait donc complet et, sous un ciel dégagé qui trainait encore un peu d’été avec lui, sous la présence tutélaire des monts Rigi et Pilatus, on sentait dans la fébrilité de l’avant-concert le poids de l’histoire qui d’une manière ou d’une autre cherchait à se répéter. Mais n’en déplaise à Nietzsche et ses cycles, rien ne s’est rejoué ici tant ce que fait Kirill Petrenko avec les Berliner Philharmoniker, à comparaison, se rapprocherait davantage de la vitalité et des secousses de Bernstein avec les Wiener Philharmoniker que de la poésie et de l’abandon d’Abbado.

Kirill Petrenko dirige les Berliner Philharmoniker à Lucerne © Berliner Philharmoniker / Lena Laine
Kirill Petrenko dirige les Berliner Philharmoniker à Lucerne
© Berliner Philharmoniker / Lena Laine

Comme d’habitude, si la virtuosité de la phalange berlinoise saute immédiatement aux yeux, il faudra une partie du premier mouvement pour lâcher de nombreux réflexes d’analyse afin de comprendre où nous mène le chef. Si les partis pris semblent de prime abord très intellectuels, quelque chose travaille de manière bien plus profonde. Notre oreille résiste, mais c’est comme pour nous forcer à entendre différemment l’allure et les courbures du monde. Petrenko joue la carte des blocs, signifiés par des tempos extrêmement contrastés voire des pauses vertigineuses entre les sections. À cette altitude, le drame sourd en permanence, même lorsqu’une éclaircie se fait jour. Entre rayons et ombres, on vacille à vue sur le fil de la tonalité, jusqu’aux dissonances ponctuelles de la harpe et des sourdines acides si lointaines des cuivres – quel travail sur les profondeurs de champ !

Dans cette ascension, les risques d’un faux pas sont partout. Alors que d’un coup la vue se dégage pour le randonneur, offrant un paysage à couper le souffle, une résolution de cymbale annonce la déflagration d’un orage au loin. Et l’on rechute dans un chaos de pierres et de percussions où l’orchestre, comme le langage pour Flaubert, bat des mélodies à faire danser les ours quand il voudrait attendrir les étoiles. C’est génialement confus et le solo de flûte d’Emmanuel Pahud, d’une beauté indéfinissable, émerge de cet éboulis comme une herbe folle et désarticulée, pour presque conclure cette trombe, avant quelques intervalles de cor précis et méditatifs.

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Les Berliner Philharmoniker dans la Neuvième de Mahler à Lucerne
© Priska Ketterer / Lucerne Festival

À partir du deuxième mouvement et jusqu’à la fin, c’est l’homme qui est replacé au centre du paysage. Et l’on comprend que l’étude est ici existentielle. On saisit progressivement cette clé de lecture comme un prisme qui rend de plus en plus limpide la partition révélée par Petrenko. C’est la malice et la fantaisie d’un homme qui repense à des moments plus heureux de sa vie dans le deuxième mouvement. L’attaque du thème champêtre aux cordes est d’une vigueur paysanne sans pareille pour lancer ce qui restera extrêmement vivant du début à la fin, luttant contre toute sensation de finitude, dans des thèmes ensuite très valsés qui s’anoblissent au fur et à mesure. Car le motif en gamme ascendante qui débute et finit le mouvement est ici pointilliste et profondément rieur.

Au début et à la fin du troisième mouvement, c’est même un carnaval extrêmement vif qui s’offre à nous. Quelle ivresse, quelle stupeur, et quelle prouesse technique dans la danse macabre finale accélérée jusqu’aux limites du possible, comme s’écrivant à l’envers de la partition. C’est un homme qui observe toute sa vie à rebours, par une profusion de thèmes à peine esquissés : on pense au presque contemporain Falstaff de Verdi.

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Les Berliner Philharmoniker et Kirill Petrenko à Lucerne
© Priska Ketterer / Lucerne Festival

Juste avant cela, une cymbale comme une lame de rasoir est venue amener le thème inéluctable de la fin, qui sera développé dans le quatrième mouvement. On y retrouve l’épaisseur inégalable des cordes des Berliner avec ces solos de violon ou alto au vibrato si Mitteleuropa. Il y a tant de vigueur, de nerf et de volonté de vivre dans ces cordes. Le climax central vous tire les larmes, suivi de ces paliers descendants, assénés comme une respiration qui vient à manquer. Jusqu’au bout le corps résiste, plongé, aux cordes, dans un cirrus de notes en suspension. Un hautbois… Est-ce du Bach ? Un violoncelle encore, sorti des limbes de la mémoire. Et ce dernier souffle apaisé, aux confins du silence, infini.

Ce n’est pas une symphonie, c’est l’expérience de la vie et de la mort d’un homme ordinaire, loin de tout héroïsme, qui s'est accomplie ici.

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