Un duo vocal haut de gamme, un orchestre non moins performant de onze instruments à cordes qui sont autant de solistes, un chef sévère sur la forme et méticuleux sur le fond : tout ce beau monde peut-il assurer le succès d’une œuvre à l’accès aussi malaisé que Marc’Antonio e Cleopatra du très confidentiel Johann Adolf Hasse, malheureux contemporain de Mozart et Haydn ? Excès de bien ne pouvant nuire, a priori oui ! Mais au prix d’une stratégie complexe et délicate où chaque protagoniste joue sa crédibilité et la cohésion de l’ensemble. Bref, cette serenata donnée à l’Opéra de Clermont par le Centre Lyrique Clermont-Auvergne s’avère d’une exigence hors norme. Une conduite à bride abattue à la poursuite de deux divas belcantistes et vous êtes hors jeu ; le résultat peut s’avérer brillantissime au risque de sacrifier la profondeur dramatique et les raffinements baroques. L’inverse – un ascétisme musicologique puritain – et l’on étrangle tout élan dramatique, toute émotion. Ménager l’un sans sacrifier l’autre risque le compromis ambigu, sans goût ni vertu.
On peut affirmer que le perspicace Antonio Florio, à la tête de La Cappella Neapolitana, a résolu « sa » quadrature du cercle ; en artiste avisé, il a su tirer le meilleur de cette partition potentiellement aussi ouverte à l’imaginaire que complexe à décrypter et mettre en œuvre. Hasse, napolitain de cœur mûri d’italianité auprès de Porpora et d’Alessandro Scarlatti, n’a pas la folie de son rival Vivaldi. Européen avant l’heure et impénitent voyageur, il ne perd jamais totalement le Nord et les cours de Dresde, Saxe ou Varsovie, ni de vue les bords de l’Elbe qui ont bercé sa jeunesse musicienne. Florio parvient à rendre justice à ces pages singulières sans les dénaturer, en explorant une voie qui lui est propre et en choisissant des voix qui légitiment son esthétique.
Il y a dans la conduite de Florio un mélange de rigueur rêveuse et de langueur assumée. Les pupitres de La Cappella Neapolitana conjuguent les précieux coloris du sud avec ce sens très élevé du hiératisme des écoles baroques du nord. Ils y parviennent avec une ductilité virtuose qui n’exclue ni reliefs ni tensions. Ils atteignent à ce rare climax d’un oxymore musical réconciliant deux esthétiques opposées avec une réjouissante et convaincante acuité. Mais, chez Florio et sa bande, la sensibilité de l’intention domine toujours la pure expression rhétorique. Ils déploient sur instruments anciens un son consistant, charnu et brillant mais avec une densité expressive plus sensible. Hasse nous parle en direct, sans la médiation de dynamiques surfaites ni affectation dans l’ornementation. Avec une ampleur calculée, une souplesse qui ne gomme jamais les contrastes.
Résultat, l’histoire de l’ambitieux général romain et de la Reine d’Egypte nous parle la langue du cœur et de l’émotion plus que de vaine musicologie ou de pertinence des rôles. La contralto Marta Fumagalli ne cultive pas l’androgynie qui lui eût permis de coller au plus près d’un personnage masculin avec une virilité qui reste toujours hypothétique pour une femme. Fumagalli comprend que forcer son timbre en noircissant artificiellement le bas du registre aboutirait à une impasse non seulement stylistique mais surtout dramaturgique. L’important, nous dit-elle, n’est pas de singer un personnage qui lui restera physiologiquement étranger quoi qu’elle fasse, mais d’être en accord avec sa sensibilité. Et là, sa passion amoureuse et le magnétisme qu’elle déploie en l’exprimant devient véritablement héroïque et bouleversant. Elle fait de son Marc’Antonio une amazone, une guerrière d’une poignante féminité. Et c’est là sa prouesse : elle en devient troublante en provoquant notre imaginaire, nos fantasmes. On pense entre autres au « Bel’idol mio » culminant sur un « sol desio languir per te » d’une éclatante beauté. De même que son élégiaque « Là tra i mirti degl’Elisi » en fait une dryade sublime de passion.
La soprano Leslie Visco conforte ce sentiment d’être plus dans Les Métamorphoses d’Ovide que dans un classique et somme toute très prosaïque échange amoureux. Elle incarne dans un premier temps cet absolu de séduction et de passion plus spirituel que charnel qui devient insensiblement un chant d’amour d’un platonisme brûlant. L’appui ferme, le timbre lumineux et l’expressivité dramatique finement vécue dialoguent sur un naturel confondant avec sa partenaire. « Qual candido Armellino » en fait un pur instant de grâce. Les aigus stratosphériques de « A Dio trono, impero a Dio » ne sont pas là pour briller : ils portent à son paroxysme un chant de douleur et d’orgueil que la mort ne saurait atteindre ni éteindre, puisqu’il s’agit pour les amants de mourir libre. Florio ne s’est pas trompé.