Ce n’est pas sur scène. C’est derrière nous, du fin fond de l’orchestre de l'Auditorium de Lyon, que débute le Stabat Mater attribué à Jacopone da Todi. Serge Goubioud et Hugues Primard se cherchent, se provoquent vocalement, entrent dans la surenchère, a cappella, rien que deux ténors dont les timbres projetés semblent faits pour la musique populaire. « Mo’ è benuto il giovedì santu » conduit les musiciens du Poème Harmonique vers la scène au rythme endiablé de la tarentelle : c’est une fête, cette soirée pourtant très spirituelle, aux douleurs de la vierge au pied de la croix parfois paradoxales pour les oreilles du XXIe siècle. La déambulation, dans laquelle le chef Vincent Dumestre ne manque pas d’instiller des « hey » d’allégresse de son côté, se termine au pied de la scène, dos au public, comme si ce dernier était inclus dans une procession menant jusqu’au sanctuaire.

Sophie Junker, Anthea Pichanick et Le Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre
© Andrey et Nikita Chuntomov

Et c’est sur l’estrade que se pose désormais le Stabat du manuscrit de Monopoli, dans une mise en espace plus statique. Entré dans l’église napolitaine, le spectateur – autant que l’auditeur – se trouve face à un diptyque. Des deux côtés de l’autel musical, figuré par l’orchestre du Poème Harmonique et le trio masculin, se trouvent disposées Sophie Junker, sur le balcon de gauche, et Anthea Pichanick, sur celui de droite. Le clair-obscur étant de rigueur, le soprano apparaît telle une incarnation de pietà ou de beauté caravagesque, impression prolongée par sa capacité vocale à exprimer le pathos. Solide et imperturbable, le solo a cappella de la contralto lui répond sur un mode spirituel, tandis que les trois hommes (le baryton Virgile Ancely s’étant joint aux deux ténors) prolongent encore l’atmosphère festive à travers leur vocalité populaire, qui doit tant aux polyphonies méridionales, corses ou italiennes.

Le Concerto per quartetto n° 1 en fa mineur de Francesco Durante, intermède instrumental, séduit par son interprétation bien contrastée dans les nuances et les timbres, l’élégance coulante de son troisième mouvement et la vivacité des contretemps du quatrième. Le Stabat Mater du manuscrit d’Ostuni fait office d’introït à celui de Pergolèse, donnant un avant-goût des échanges féminins qui vont suivre.

Le Stabat de Pergolèse débute par un premier mouvement caractérisé par un pathétique sobre, bientôt relayé par un « Cujus animam » très rapide. L’espièglerie instrumentale du « Quae moerebat » est succulente et les échanges des deux solistes avec l’orchestre s’intensifient encore. L’un des meilleurs moments est le « Fac ut ardeat », grâce au répondant des solistes entre elles, par temps et contretemps : il sera repris en bis, avec la tarentelle. C’est un Stabat incandescent, d’une intensité pénétrante, redevable à des instrumentistes et une direction inspirés, et à deux solistes au profil vocal parfaitement complémentaire.

Soprano belge, Sophie Junker joint à son émission ciselée une palette de timbres allant de la voix blanche au poignard aigu, ainsi qu’une expressivité également gestuelle. Et que dire d’Anthea Pichanick, vraie contralto bien connue sur la place lyonnaise, elle aussi ? Son timbre si riche s’est encore approfondi ces dernières années, la tessiture s’est complètement lissée pour produire à n’importe quelle hauteur cette onctuosité remarquable qui la distingue. Sa technicité infaillible lui permet d’assurer en même temps une stabilité des graves intenses en harmoniques que des montées véloces et irréprochables. En l’écoutant aujourd’hui dans ce répertoire, on a l’impression d’avoir affaire à une Cecilia Bartoli au timbre plus grave. C’est une très grande voix, dont la maturité est décidément éclose. Le public de l’Auditorium remercie les acteurs de ces multiples Stabat Mater comme ceux d’un match de l’OL, avec des réactions dignes d’une soirée de musique tout aussi savante que populaire.

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