Une heure et demie avant le récital d'Aristo Sham, un petit groupe informel attend déjà sous l'auvent de la Salle Cortot, bientôt rejoint par de nombreux mélomanes qui font la queue, rue Cardinet. L'entrée est libre et c'est l'ouverture de la saison d'Animato, une association privée qui soutient les jeunes pianistes. Son directeur artistique Marian Rybicki expliquera sur scène que non seulement l'impétrant du tout dernier Concours Van Cliburn qu'il présente ce soir a été accompagné depuis longtemps par Animato – il a d'ailleurs joué déjà ici même, il y a deux ou trois ans – mais qu'elle en aura fait de même avec trois autres vainqueurs de cette compétition et trois autres aussi du Concours Chopin de Varsovie dont il revient juste.

Aristo Sham © Lisa-Marie Mazzucco
Aristo Sham
© Lisa-Marie Mazzucco

Il y a donc foule jusque dans les escaliers du grand balcon pour écouter Aristo Sham dont le programme a changé. On se réjouissait d'entendre la Toccata en ut mineur BWV 911, la Suite Holberg de Grieg, la Fantaisie en fa dièse mineur de Mendelssohn, les Six Préludes de Choral op. 122 de Brahms arrangés par Ferruccio Busoni et les variations que ce dernier a composé sur le vingtième des Préludes op. 28 de Chopin. Et voilà que Mendelssohn et Brahms sont malheureusement remplacés par la Ballade n° 4 en fa mineur de Chopin et par la Chaconne pour violon seul de Bach arrangée pour piano par Busoni.

Dans la toccata de Bach, l'autorité d'Aristo Sham au clavier s'impose immédiatement. L'énoncé est péremptoire, jusques et y compris dans l'organisation savamment planifiée des gradations de dynamique et du flux musical qui n'est pas très « improvisando ». Mais on a l'oreille rivée au piano. Sham oppose des pianissimos impalpables à des fortissimos cuivrés dont l'ampleur étonne quand même dans une pièce écrite pour le clavecin. Néanmoins, ainsi éclairées au projecteur, cette toccata et cette fugue aimantent l'écoute, car Aristo Sham tient ses troupes : ses doigts sont parfaits et sa façon d'articuler la polyphonie et les relances de la toccata sont impeccables. Manque-t-il quelque chose ? Oui, sans doute cette exaltation solaire et joyeusement victorieuse qui devrait soulever la toccata. Mais on se dit : grande soirée en perspective.

C'était compter sans la Suite Holberg de Grieg, hommage du compositeur norvégien à la musique baroque. Aristo Sham montre ici les limites d'un jeu rationnel, certes pas avare de nuances, clair et sans emphase expressive, mais à la portée limitée par l'absence d'atmosphères, de ces grandes courbes qui dessineraient un jeu pensé sur le long terme. Sham fuit le legato et tout ce qui doit lier les nuances. Tout est éclaté et la nuance piano sur laquelle tout devrait se construire est un bon gros mezzo forte obtenu d'un toucher direct, vertical. Sa pudeur expressive et sa prise de clavier, sa sonorité font un peu penser à celles de Yuja Wang.

Vient donc la Chaconne. Busoni y oublie Bach qui voulait faire sonner une polyphonie imaginaire sur le violon dont ce n'est pas l'essence, en remplissant tous les « trous » que l'acoustique se charge de combler dans l'originel. Brahms aura lui un trait de génie en l'adaptant pour la main gauche seule qui redessine sur les touches du clavier les mouvements de l'archet sur les cordes. Sham joue grandiose, fort, très fort, métallique, tellurique de façon très virtuose. C'est même impressionnant. Mais il ne fait ni entendre un orgue, comme Nikolaïeva le réussissait si bien, ni n'élève vers le ciel une épure sonore à la façon de Michelangeli. Il engloutit la Chaconne dans un océan de piano autoritaire et sans autre éloquence que l'ivresse pianistique.

La Ballade en fa mineur de Chopin est précipitée ; faute d'avoir un legato chantant, elle est sans éloquence, passée une première page qui pourtant faisait espérer tout autre chose. Les variations de Busoni sont moins réussies que celles de Rachmaninov et Mompou sur le même prélude de Chopin : pur jeu instrumental, stylistique et cosa mentale d'un compositeur qui ne pouvait quasi pas créer sans « manger » la musique des autres. Aristo Sham a les qualités qui vont à cette musique expérimentale. Quatre bis résument le récital : dans le Choral du veilleur de Bach, le thème qui monte est joué direct et trop sonore ; le climax du Nocturne op. 48 n° 1 de Chopin fait craindre que le ciel nous tombe sur la tête et les deux Romances sans paroles op. 102 n° 5 et op. 67 n° 2 de Mendelssohn sont nettes et sans bavures.


Ce récital a été organisé par l’association Animato pour ses amis.

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